La question des liens qu’entretiennent l’art et la politique traverse toute la modernité. De Shaftesbury à Adorno, la querelle a concerné les théoriciens de différentes disciplines et favorisé l’éclosion de thèses en tous sens sur la politisation de l’art jusqu’à l’esthétisation du politique. La modernité avait assis, bon an mal an, le statut de l’artiste, dans sa prétention à contester l’ordre politique. Avec l’art contemporain, le débat s’intensifie et s’opacifie. Depuis les années 70, les artistes s’emploient à fondre l’art dans la politique et la politique dans l’art, au point de les rendre parfois indiscernables.
Devant cette « confusion des genres », la réponse des penseurs politiques, tous horizons confondus, a été des plus réticentes. Plusieurs font un constat d’échec des capacités transformatrices de l’art : la subversion artistique, inaugurée par les avant-gardes historiques dans les années 1910 est, depuis les années 1960, gérée et sollicitée par les institutions artistiques qu’elle avait pour but de détruire. Pour le dire autrement, la subvention de l’art par la société depuis l’après-guerre a été le moyen de transformer la subversion de la société par l’art qui avait prévalu dans la première moitié du siècle. C’est la position de Peter Bürger (Théorie de l’avant-garde, 1974), reprise par Rainer Rochlitz. (« Subversion et subvention: art contemporain et argumentation esthétique», 1994)
« Toute œuvre d’art prolétarienne n’est qu’une affiche publicitaire pour la bourgeoisie » (Kurt Schwitters)
Cela fait cinquante ans que l’art est « contemporain», mais les artistes n’ont pas attendu les penseurs critiques d’aujourd’hui pour scier la branche sur laquelle ils étaient assis. Le chef de file de l’avant-garde tchèque, Karel Teige, s’en prend vertement au « snobisme » culturel : « Avant, le snobisme était la manifestation de la vanité des riches couches bourgeoises, désireuses de ressembler aux aristocrates (…) Aujourd’hui, on pourrait définir le snobisme comme la manifestation d’un besoin de paraître ce qu’on n’est pas, du désir de se montrer différent de ce qu’on est en réalité et d’imiter une autre catégorie sociale, majoritaire ou plutôt minoritaire; il y a un snobisme conservateur et un autre qui suit aveuglément le dernier cri de la mode, il y a le snobisme artistique, sexuel, sportif, pacifiste, touristique et même révolutionnaire; ce dernier, évidemment, blêmit à toute vitesse lorsqu’un gouvernement de droite ou même un chef de police grossier arrive au pouvoir. Toujours à la recherche de l’excentricité, de l’exclusivité et de la bizarrerie, le snobisme a ouvert les yeux des marchands d’art sur la possibilité de gagner de l’argent même avec l’art d’avant-garde. » (« Le Marché de l’Art », 1935)
Pour échapper à son asservissement à l’orthodoxie dominante, l’art contemporain va beaucoup expérimenter. Il devient « contre-culturel », « critique » jusqu’à l’épuisement, « révolutionnaire », selon une tradition qui remonte, selon le sociologue Michaël Löwy, à la génération romantique. De contestation en évidement de contenu, l’art est devenu «pauvre», puis « anti » et finalement « non-art», selon une trajectoire de montée de l’insignifiance. La question politique y est devenue suspecte, l’art engagé, totalement discrédité. Il semble acquis pour tous, artistes, producteurs, galeristes, publics, critiques, que l’art ne peut rien changer, ou du moins, « peut peu ».
Depuis quelques années pourtant, la question politique est redevenue saillante en art. Le mode de travail des artistes est beaucoup plus collectif et beaucoup plus en prise sur la société. Esthétique et politique marcheraient-ils de nouveau de concert dans notre modernité désabusée ? Le philosophe français Bruno Latour a ouvert cette année à Sciences Po (Paris) une Ecole des Arts Politiques, pour croiser artistes en herbe et apprentis politiques dans un enseignement commun. L’idée en est de réconcilier les notions d’oeuvre et d’enquête, avec comme ligne celle du grand philosophe américain John Dewey : nous ne savons pas ce qu’est le monde commun s’il n’y a pas d’enquête et s’il n’est pas rendu sensible. Il s’agit, selon la belle expression de ce dernier, de «rendre sensibles les conséquences inattendues de nos actions ».
Recompositions Le thème de l’enquête n’est pas séparable de l’oeuvre: beaucoup d’oeuvres sont aujourd’hui menées comme des enquêtes, et remplissent à ce titre la fonction politique de l’enquête chère à Dewey. L’art contemporain est une vraie caisse de résonance et un vrai lieu d’élaboration de la politique. Aussi l’art n’est-il plus pensé comme une fin, mais
comme un processus : il s’agit de changer de valeurs, et de penser l’art hors des circuits officiels marchands et sans moyen d’expression prédéfinis, «d’inventer des situations sociales, de créer des espaces, de penser le temps à rebours de l’efficacité de sorte que se libère l’imagination, la liberté d’agir mais aussi de non-agir ». (Gaëtane Lamarche-Vadel, « La Gifle au goût public… et après» 2008) Dans la foulée de Fluxus, de Guattari, du situationnisme, le flottement, le vide, le doute, le non-acte intègrent la démarche artistique. Le collectif «Stalker», fondé notamment par l’Italien Francesco Careri, invite à la transurbance, basée sur des déplacements urbains, dans des espaces à l’abandon dans la ville ou sur des lignes de migration des peuples. La vogue de l’« urbex » (exploration urbaine) atteste du goût pour la (sur)représentation des « dérives » et pour la surexposition, fût-elle virtuelle, des friches et ruines en tout genre.
L’« observatoire nomade » de Rome initie en 2004 le projet « Egnatia », collectant les traces (photos, vidéos, enregistrements sonores) laissées par les populations migrantes dispersées dans toute l’Europe. Un travail qui s’apparente à celui de «Bruxelles nous appartient / Brussel behoort ons toe», qui constitue une mémoire sonore de la ville en collectant des témoignages de ses habitants. Autre exemple de collectif expérimentateur, remarqué à la Biennale de Venise de l’an dernier, les Bruxellois de Rotor [http://rotordb.org/] réfléchissent depuis 2004, à partir d’un travail architectural sur les matériaux de récupération, l’obsolescence programmée des objets de notre environnement. Produire de l’espace public en ménageant des «entre-espaces » et des « entre-temps », c’est ce à quoi s’attèle une foule d’initiatives autour de jardins collectifs, mêlant « retour à la terre », micro-production maraîchère, pratiques artistiques, installations urbaines, aménagement de lieux de vie (squats), sans limitation préalable. Le laboratoire nomade déborde ainsi le seul champ artistique et s’ouvre à d’autres savoir-faire, dont résultent des productions hétéroclites, ouvertes au dissensus, à la proposition inattendue qui permettra d’explorer de nouvelles voies.
Artivisme
Dans la foulée des manifestations de Seattle en 1999 émerge un nouveau genre d’art politique, un genre mauvais genre à l’heure du « reflux des idéologies », alors que de doctes théoriciens tentent de faire passer toute forme d’engagement pour de l’acquiescement au totalitarisme. Sur la trame ancienne du carnaval se tissent alors des modalités d’actions à la frontière de l’acte artistique. « Les laboratoires de création insurrectionnelle invitent à échanger d’urgence les idées et les méthodes de subversion. » (Jade Lindgaard, « Artivisme », in Vacarme, n°31, printemps 2005 : « Techniques de luttes ») Une armée de clowns affronte la police dans les manifestations, tandis que les « Yes Men» dénoncent le libéralisme par la caricature et le canular élevés au rang de beaux-arts : auteurs d’un site pirate de celui du GATT qui leur permit de se faire inviter en lieu et place des porte-parole officiels de l’OMC, ils sortent dans le circuit du cinéma commercial un film rétrospectif, « dans des conditions assez similaires à celles d’un groupe de rock». (Ibid) On retrouve ces «interventionnistes », qui se réclament volontiers de mouvements artistiques radicaux dada, le punk ou le situationnisme, dans les mouvances de l’anti-pub, où ils pratiquent le « subvertising » (détournement publicitaire), dans celui de l’«hacktivisme», ou encore du graphisme «engagé ».
En France, le collectif «Ne Pas Plier» [http://www.nepasplier.fr/] réunit artistes, graphistes, chercheurs, sociologues, autour des questions de la ville, du lien qui s’y crée ou pas avec ses habitants et d’un désir politique commun qui est à la base de leurs interventions. Art des nouveaux médias (mais pas seulement) et des nouvelles configurations de la scène politique, les artivistes s’organisent en réseaux internationaux. Ils ont aussi depuis 2004 un
festival du film qui leur est consacré, à New York. De l’autre côté du pays de l’Oncle Sam, le festival « Burning Man » est une rencontre artistique des plus bariolées, qui se tient chaque année dans une cité nomade dédiée à l’utopie et à l’autogestion. Chez nous, les multiples activités des provocateurs professionnels que sont Noël Godin, Jan Bucquoy ou encore Laurent d’Ursel constituent autant de variantes de cet art de la guérilla. Bref, l’artivisme est l’art des contestataires, l’art festif des collectifs décidés à réenchanter la vie, ou encore celui de la résistance esthétique à la publicité et à la privatisation de l’espace public.
Notes:
- A lire Samira Ouardi et Stéphanie Lemoine, « Artivisme : art, action politique, résistance culturelle », éd. Alternatives, Paris, 2010 : http://www.artivisme.tv/. « L’artivisme entre art et militantisme », in L’Œil, février 2011. ↩