Sans papiers, sans abris, sans égard

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Pour prendre le, temps d’une réflexion, d’un regard sur la présence de ces hommes et de ces femmes, parfois venus de loin dans notre « terre promise », la nouvelle maison d’édition Avant-Propos publie « Juste un regard », avec des textes d’Isabelle Bary et des photos de Caroline Wolvesperges. Un an durant, les deux jeunes femmes sont allées à la rencontre de femmes  et d’hommes qui ont versé un jour, peut-être d’un coup, dans la précarité et se sont vus livrés à la rue, à l’indifférence établie des passants que nous sommes et à une totale liberté, grevée d’ennui et de détresse enracinée. De son côté, le collectif d’artistes activistes PTTL (Plus-tôt Te laat) organisait au Pianofabriek 1 une exposition sur le thème : « L’émergence de la figure du sans papiers dans l’espace public ».

Une émergence que le journaliste allemand Günter Walraff a décidé de comprendre de l’intérieur. Habitué des enquêtes de types ethnographiques, l’auteur de « Tête de Turc » (1985), qui dénonçait le racisme rampant de la société allemande, analyse les ressorts d’une véritable « lutte des classes entreprise par l’élite », en se faisant passer lui-même pour membre des groupes sociaux sur lesquels il enquête. Le résultat est saisissant. « Parmi les perdants du meilleur des mondes » 2 expérimente le rejet des SDF dans une marginalité hypercontrôlée par l’administration (mais aussi le racisme, encore, l’exploitation de la main d’oeuvre dans une boulangerie industrielle, dans un café Starbucks, dans un centre d’appel dont la « culture d’entreprise mafieuse » nourrit « une spirale de l’escroquerie (…) devenue un puits sans fonds ». La « tournée » qu’il opère des centres d’hébergements pour sans abri est dantesque. Elle est le sujet d’un portrait d’une société riche qui tente de se dissimuler sous un discours de crise et ne sait trop quoi faire de ses perdants, source d’embarras et de gêne.

Les journalistes remuants ne sont pas forcément les bienvenus sur le terrain du sans-abrisme. Un journaliste d’investigation néerlandais domicilié à Bruxelles, Arnold Karskens, en a fait l’expérience. Il a été interpellé par la police dans la nuit du samedi 6 novembre, pour « trouble de l’ordre public ». Il effectuait un reportage à la gare du Nord sur ces expulsions. Coutumier des interventions journalistiques risquées, le Hollandais volant au secours des plus démunis s’est fait arrêter par la police… comme à Bagdad.

La presse néerlandophone confond allègrement « sans papiers » et « demandeurs d’asile », ce qui nous a valu une petite polémique communautaire de plus. 3 Des demandeurs d’asile, on peut en trouver notamment à Jette où, depuis septembre, une centaine de demandeurs d’asile squattent les anciens entrepôts Fourcroy, boulevard de Smet de Naeyer. Ils ne semblent pas émouvoir grand monde. Quant aux sans papiers qui squattent depuis le 1er décembre un immeuble de la rue des Chartreux, ils viennent d’entamer une grève de la faim. Un début de rivalité entre sans –abri d’une part et sans papiers d’autre part semble poindre à l’horizon. Marx s’est peut-être trompé, les pauvres ne sont pas forcément solidaires. Parce que la gestion calamiteuse du sans-abrisme s’est faite de manière telle que les SDF peuvent se sentir une nouvelle fois floués : l’Etat belge qui envoie les sans-papiers à l’hôtel et leur octroie (parfois) des indemnités, tandis qu’elle abandonne les clodos au froid de la rue, ne manquera pas de laisser ces derniers dubitatifs. Rappelons que vivre dans la rue n’est pas particulièrement sain, que chaque année il en est qui meurent de froid ou de maladies à même le sol, et que d’après une étude de Médecins du Monde, l’espérance de vie des sans-abris est réduite de trente ans, soit de 45 à 50 ans pour un SDF, contre 79 pour un « Belge moyen ».

La rue est à eux

Au début de l’année, la manifestation sous la
bannière « Les SDF descendent dans la rue » (ils y sont déjà) n’avait pas pu avoir lieu. La deuxième tentative, au dernier réveillon, fut la bonne. L’occasion en a été donnée par la Commission européenne, qui avait déclaré 2010 « année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ». Une initiative européenne qui se révèle un complet fiasco, il y a davantage de sans-abri aujourd’hui qu’au premier janvier 2010. « C’était une vaste et indécente plaisanterie, au goût extrêmement douteux », vitupère l’artiste plasticien agitateur Laurent d’Ursel (« Tout autre chose », 22 décembre 2010), au nom du collectif « Manifestement ». « S’il ne sert à rien de culpabiliser le citoyen, « on voudrait culpabiliser absolument les décideurs européens, les amener à s’excuser publiquement pour la mascarade de 2010, pour qu’ils organisent en 2011 une année réelle de lutte contre la pauvreté, et pas une année pour les graphistes, les colloques et le lobby de la pauvreté, dont c’est le fond de commerce ». Dans les propositions des élites européennes figurait la création… d’une agence de lutte contre la pauvreté. Les pauvres ne sont pas près de voir de l’argent européen. Et 2011 a été déclaré année européenne… du bénévolat.

Plus que de faim ou de froid, ce dont souffrent les sans-abris, c’est du regard d’indifférence jeté par les quidams qui les frôlent dans la rue. C’est pourquoi le collectif appelle les bénévoles à tenter l’expérience d’un contact avec les SDF : en effet les citoyens « ordinaires » jouissent de l’avantage de pouvoir approcher les plus démunis, qui sont déjà saturés de promesses et de normes en tous genres, sans rien leur proposer d’autre qu’un cri hautement politique. Cette prise de paroles sera l’occasion d’enterrer « en beauté » l’année européenne censée dédiée aux pauvres, en manifestant le 31 décembre sur la place de l’Albertine, à 15h. La manif était suivie d’un banquet pour les SDF, au squat de l’église du Gèsu, réalisés aux bons soins des « bobos ». L’événement avait un titre tout trouvé : « Réveillon l’Europe ».

Notes:

  1. Rue du Fort 35, à 1060 Bruxelles, du 15 septembre au 24 décembre 2010.
  2. Trad. fr. à La Découverte, 2010.
  3. « Le Soir », 15 novembre 2010.

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