Profusion des genres et des événements
Le star-system ne montrerait-il pas les limites de la sacro-sainte concurrence – sans que le secteur culturel en tire la moindre conséquence, bien au contraire? Dans le show biz, on connait bien le problème : il y a de plus en plus « d’appelés » et donc de moins en moins « d’élus ». Démocratisation de l’accès au savoir, réduction des coups de production, home studio, outils numériques pour les masses : la culture explose un peu dans tout les sens et « tout le monde veut devenir artiste ». Le public (ressource rare) en aura forcément pour son argent (l’autre ressource rare) : expos de peinture, sculpture, art déco, performances, concerts de rock, rap, musique classique (…), la multiplicité des évènements culturels n’a d’égal que l’abondance des sous-genres qui les composent.
Prenons ce milieu du rock, qui servira de base à notre réflexion, il a un peu l’apparence d’un puzzle avec toute ces sous-catégories qui s’emboitent les unes aux autres : Punk, Pop, Hard, Metal, Garage, Psyché, Grunge, Glam, progressif… Sans compter les nombreuses fusions et mouvances qui les reprécisent encore et encore. Chaque subdivision correspond à une multitudes d’évènements. Ajoutons encore la pléthore des sources d’informations et le foisonnement des agents culturels pour comprendre que la lisibilité et l’accessibilité n’est pas des plus aisées – et internet complexifie plus l’affaire qu’il ne la débrouille. La démultiplication des possibilités jette le trouble dans la culture. Et le public se rabat sur ce qui marche le mieux, « Pourquoi m’emmerder à faire le tri au milieu de la cacophonie ambiante alors que d’autres le font très bien pour moi ? ».
Loin de nous l’idée de nier au public le droit fondamentale d’écouter ce qu’il désire quand il le désire. Le problème serait plutôt de comprendre comment il en arrive à désirer ceci et pas cela. Les « leaders d’opinion » travaillent pour orienter le profane perdu dans une quantité de choix trop vaste pour lui. À leur niveau s’opère une sorte de « méta-tri ». Mais il existe une sphère encore plus haute où des gens détiennent ce mystérieux pouvoir qui leur permet de réaliser la pré-sélection – celle sur laquelle bosseront les « leaders d’opinion ». Dans l’exemple musical qui nous concerne, les organisateurs d’évènements tiennent ce rôle de guide suprême.
C’est todi les p’tits qu’on språtche ?*
L’hypothèse de notre monde « libre » consiste à penser que la concurrence aboutit toujours au meilleur des ordres sociaux possible. L’harmonie naît, spontanément, au terme d’une compétition âpre mais juste. Si ce système a quelques ratés, on créera bien des artifices légaux pour réparer leurs conséquences. Et l’efficacité politique du marché ne sera plus jamais à prouver. Pendant ce temps, on ne compte plus le nombre d’éléphants qui se marrent comme des baleines de voir toutes ces souris se disputer les miettes qu’ils laissent. On ne trouvera pas beaucoup de Bill Gates pour nous contredire…
En devenant une source de marchandise, la culture se transforme définitivement en compétition. Le star system conçoit l’art comme un championnat infini. Et bien évidemment, le public n’aime que les vainqueurs. À Liège, par exemple, on peut s’interroger sur les limites de cette logique. Plusieurs associations ou collectifs d’artistes locaux se plaignent du fait que les lieux dédiés à l’organisation d’évènements sont trop souvent trustés par des « géants ». Ce serait donc bien toujours les petits qu’on écrase? Pas si sûr.
La concurrence musicale en Communauté française bénéficie aussi de mécanismes permettant aux petits de ne pas être étouffés par les géants : les bourses. Bourses d’aide aux associations, bourses Arts et Vie, Programme Rock, il ne manque plus que les bourses d’aide à l’obtention de bourses, et la boucle sera bouclée. Tout ces programmes visent à multiplier l’offre des agents culturels.
Jean-François Orban, plus connu sous le pseudo DJ Sonar, avait obtenu il y
a quelques années une de ces subventions. Un subside qu’il voit avec le recul comme une fleur fanée qu’on lui a faite. En amont, si le système des bourses semble bien fonctionner, en aval, la réalité du terrain est tout autre. Selon lui, les salles capables d’accueillir des évènements musicaux d’envergure seraient « trustées » par certains organisateurs de gros évènements en région liégeoise. Le manège de la caserne Fonck, une des seules grandes salles liégeoises appartenant aux pouvoirs publics, il constitue donc le nerf de la guerre. « J’avais reçu un subside de la Communauté française pour une durée de quatre ans », explique-t-il. « Après quelques petits évènements organisés à droite à gauche, je me suis naturellement dirigé vers le manège qui est capable d’accueillir des évènements de 500-600 personnes ou plus. Mais là, après avoir insisté et insisté, je me suis toujours retrouvé face à un mur ». Il est plutôt étonnant de voir un organisateur subsidié par la Communauté française se voir refuser une salle appartenant à ce même organisme. « Le truc, c’est que le manège de la caserne Fonck est géré par des privés (le Festival de Liège, NDLR). Du coup, ça copine entre les grands organisateurs liégeois. Entre les dates bookées par les Ardentes et celles du Festival de Liège, il n’y a plus de place pour les nouveaux venus. Et si l’idée ne plaît pas, ils boycottent tout simplement. J’avais même réussi à obtenir une date avant la réouverture de l’endroit mais, une semaine après son inauguration, j’ai dû y renoncer au profit des Ardentes. Ajoutez à cela les contacts politiques qu’il faut multiplier et ça devient impossible. Je ne suis pas le seul à poser ce constat. Renseignements pris, une quinzaine d’associations se plaignent de ce type de fonctionnement. Bien sûr, on peut toujours se tourner vers d’autres salles. J’avais contacté à l’époque le Palais des Congrès mais c’est devenu trop cher, alors que le manège, on pourrait l’avoir gratuitement ». L’ambition des associations cherchant à se faire un nom dans l’organisation d’évènements fait place au découragement. « Etant subsidié par la Communauté française, je devais rendre des comptes à Fadila Laanan. Coincé entre un mur et un ministère qui attendait plus de moi, j’ai préféré rendre le subside après un an. Je n’en ai même pas dépensé le quart ».
Autre son de cloche
Du côté des gestionnaires de la salle, le discours est tout autre, bien évidemment. « Il faut bien reconnaître que nous avons rencontré pas mal de problèmes pour la répartition des dates au moment de la réouverture du manège », déclare Philippe Toussaint, administrateur du Festival de Liège, gestionnaire unique de la caserne Fonck. « Mais aujourd’hui, c’est différent. Pour autant que des associations viennent avec des projets soutenus par la Ville ou la Communauté française, j’ai même encore des dates libres au Printemps 2011, par exemple. Bien sûr, en fonction de leur investissement et de leur influence, il y a toujours des opérateurs prioritaires qui bloquent des dates en option (Festival de Liège, Théâtre de la Place, Ardentes, Voix de femmes, et… D’une certaine gaieté, NDLR), mais la pratique est fort retombée ces derniers temps ». « S’il y a conflit de dates, pour autant que l’option que nous avons prise ne soit pas sérieuse, nous nous effaçons volontiers », poursuit Fabrice Lamproie, organisateur des Ardentes. « Il faut bien avoir conscience que le manège est une salle très sollicitée, y compris pour des évènements de 300-400 personnes alors qu’elle peut en accueillir plus du quadruple. Ce qu’il manque à Liège, ce sont des salles de taille moyenne bien équipées qui permettraient de désengorger la demande sur la caserne Fonck ». Il est à noter que le Festival de Liège n’a aucun droit de regard sur le contenu de l’évènement qu’il programme au manège. Par contre, il est presque indispensable que celui-ci soit soutenu par la Ville et/ou la Communauté française. On touche peut-être au nœud du problème. La concurrence culturelle au
niveau local ne résulterait pas tant d’une volonté des géants de truster les salles disponibles que d’un hiatus existant entre bourses octroyées et lieux pouvant accueillir ces évènements. De ce fait, et par les comptes qu’il faut leur rendre ainsi que les contacts qu’il faut y multiplier, les pouvoirs publics freineraient le développement culturel en même temps qu’ils en deviennent le partenaire indispensable. Mais on touche à la problématique de l’ingérence du politique dans la culture. Et c’est un autre débat.