Le chemin parcouru
Arrivée en mars 1994, Béatrice se trouvait en Belgique lorsque la situation au Rwanda prit une tournure dramatique. Elle avait confié à son frère, ses trois enfants de 13, 11 et 9 ans. Consciente de l’instabilité d’alors, elle pensait comme beaucoup, que l’arrivée de l’ONU ramènerait le calme. « Toutes ces forces ne pouvaient pas être mobilisées si ce n’était pas pour aider les gens, donc quand je suis arrivée, je n’aurais jamais pensé que s’il se produisait quelque-chose, on s’en prendrait aux enfants, aux personnes âgées…».
Elle resta sans nouvelle de sa famille durant le génocide. « Mes enfants étaient alors dans une région, à la campagne, où il n’y avait pas de téléphone. Le Rwanda n’est pas comme ici. Maintenant, il y a des GSM, on sait atteindre tout le monde, partout où les gens se trouvent, mais à l’époque pas ». Son mari rentra au Rwanda en septembre 1994 et revint avec le plus jeune neveu de Béatrice, âgé de 18 mois. De ses enfants, elle n’eut d’autres nouvelles que le témoignage d’une dame qui affirmait qu’ils avaient échappé aux fusillades. « Je savais qu’ils n’étaient pas morts là-bas, cela m’a encouragée, cela m’a donné une petite lueur d’espoir et c’est là que j’ai commencé mes recherches ».
En 1995, une amie lui dit que ses enfants ont suivi le conseiller communal de leur entité administrative. Ils seraient donc réfugiés au Congo. Béatrice se rend à Bukavu et rencontre ce conseiller communal grâce à l’intervention de son amie. Lors de cette première entrevue, il corrobore les dires celle-ci, citant même les prénoms des enfants de Béatrice, avant de se rétracter, deux ans plus tard, lorsque Béatrice le rencontre à nouveau, à son retour au Rwanda. Dans un premier temps, elle pense qu’il se contredit par crainte de représailles. « Je gardais l’espoir qu’il me mentait ». Mais elle réalisera en 2005, que son amie avait très probablement poussé le conseiller communal à mentir, non pour lui nuire, mais voyant sa détresse, peut-être pour lui redonner espoir.
Béatrice a rarement été confrontée à ce genre de sollicitude maladroitement exprimée. Elle a bien plus souvent souffert du fait de ne pas être prise au sérieux. Les gens sur place ont-ils vus trop d’horreurs et de fins tragiques, pour être sensibles à sa quête, peut-être ont-ils besoin de tourner la page. Elle pensait qu’avec la médiatisation de ses recherches, l’occasion serait donnée à d’autres mères rwandaises, de s’associer à sa démarche, mais les contacts avec les locaux, même les demandes adressées à des amies sur place, tout cela est resté sans suite. Le cas de Béatrice est en fait plus rare qu’il n’y parait. Certes, elle n’est pas la seule mère rwandaise séparée de ses enfants, mais la plupart des mères savent ce qui leur est arrivé, qu’elles les aient retrouvés ou qu’elles aient appris leur décès. La distance et le temps ont par contre joué en la défaveur de Béatrice. Ses questions restent sans réponse.
En 1995, elle apprend par la Croix-Rouge que certains enfants qui ont fui seuls, ont été recueillis dans des familles des pays voisins, certains sont retenus de force. D’autres sont séquestrés dans des forêts. Mais parce que les trajectoires de vie prennent parfois des détours insoupçonnés, Béatrice va souhaiter au fil de ses recherches, rencontrer un de ces enfants, revenus au pays plusieurs années après le génocide. « Car jusqu’alors, à chaque fois que je parlais de mes démarches, on me disait que si mes enfants avaient été en vie, on les aurait vus, qu’ils étaient grands et qu’ils auraient essayé de me contacter, sachant que j’étais en Belgique. Donc je voulais savoir ce qui pouvait pousser quelqu’un à ne pas rentrer alors que finalement il est bien en vie ».
Elle a fait le déplacement en 2005, afin de suivre les procès gacaca, forme traditionnelle de justice au Rwanda, réservée aux cas de confits mineurs ou de différents entre voisins, et exceptionnellement réactivée après le génocide, étant donné le nombre de
procès à mener et la difficulté de les gérer. Dans ces circonstances, les gacaca constituèrent une sorte de tribunal du peuple qui permit d’accélérer les procédures judiciaires s’agissant des poursuites les moins graves. « J’y suis allée car il arrive que les gens apprennent beaucoup de choses au cours de ces procès, mais je n’ai rien appris ».
Les pistes à exploiter
Pour continuer à vivre malgré le doute constant, Béatrice a décidé de tout faire pour s’en sortir personnellement. Elle entame des études et obtient un diplôme, tout en poursuivant ses démarches, en parallèle et en les menant le plus loin possible. C’est donc un véritable choc, lorsqu’elle reçoit un SMS envoyé par une amie de Kigali, en mars 2005. « Elle me disait qu’un enfant de sa famille venait de rentrer et je ne savais pas ce sur quoi cela pouvait déboucher, mais j’y pensais sans cesse, je ne parvenais plus à dormir. Il fallait que j’aille à Kigali pour le rencontrer ». Le garçon avait fui le Rwanda à l’âge de sept ans et avait pris la décision de rentrer au bout d’une dizaine d’années. Convaincu que tout avait été détruit dans son pays d’origine, il voulait néanmoins revenir, ne serait-ce que brièvement, pour revoir sa colline, sa terre natale. Certes, il ne connaissait pas les enfants de Béatrice, mais cette rencontre fut loin de demeurer sans effet. « J’ai appris que là où il était, il y avait beaucoup d’enfants dans la même situation que lui. […] J’|ai réalisé qu’il fallait à tout prix trouver quelque-chose à faire, pour pouvoir parcourir ces régions où des enfants rwandais s’étaient réfugiés. […] Cela demandait que je fasse le tour de presque tous les villages, de toutes les collines de la région des Grands Lacs. […]. C’est là où j’ai commencé à chercher comment pouvoir mener une recherche à plus grande échelle où j’impliquerais davantage de monde car seule, je ne parvenais pas à convaincre, or une activité de ce genre demande que les autorités soient impliquées et donnent leur accord ».
C’est à peu près à ce moment qu’elle entre en contacts avec le Réseau mondial de solidarité des mères, sœurs, filles, épouses, proches de personnes enlevées et disparues. Elle a non seulement pu trouver dans ses membres un soutien indéfectible, mais également une aide précieuse dans la réalisation d’une sorte de documents de recherches, une base de données qui pourrait tantôt lui permettre de dégager de nouvelles pistes, tantôt de solliciter aide et soutiens divers.
Aujourd’hui, elle cherche dans toutes les directions. « Il se pourrait que je tombe sur quelqu’un qui ait été avec eux, à mesure que les histoires se propagent, et qui me disent qu’ils sont arrivés à tel endroit et ont été tués là-bas ou alors qu’ils ont été fusillés là où ils étaient. Alors là, évidemment, j’espère qu’ils auraient des preuves assez crédibles, de sorte que je puisse m’arrêter car il y a aussi eu des cas de personnes déclarées décédées par d’autres qui disaient les avoirs vus, mais qui par après sont réapparues ».
Son souhait est désormais de cofonder une structure de recherches dont les ambitions dépasseraient son strict cas personnel. « Avec ma rencontre avec le réseau, j’en suis venue à penser que le mieux serait que ce ne soit pas seulement mes enfants que je recherche. […] Mon rêve, ce serait de trouver une structure par le biais de laquelle, on informerait la population de la région des Grands Lacs, afin qu’ils renseignent auprès d’éventuelles antennes qui seraient établies quelque part, de la situation de Rwandais qui pourraient être retenus contre leur gré ou afin de toucher des Rwandais qui pourraient être désespérés et qui se diraient:autant rester là où je suis? J’aimerais susciter une conscientisation de toutes les personnes de la région par rapport aux problèmes délicats de quelqu’un qui cache son identité, qui voudraient rentrer, mais qui n’ose pas. Je ne sais pas encore comment mettre tout ça en place, mais c’est mon objectif. Et si j’arrivais à mettre ça en place, je pourrais passer à autre chose, en laissant
ce dispositif suivre son cours et intervenir ponctuellement, tout en ayant la possibilité, en parallèle, de vaquer à d’autres activités. Tourner la page, je n’y arriverai pas, mais j’aimerais pouvoir vivre normalement, en sachant que les choses sont mises en place et que je serai avertie si la situation évolue ».