It’s only Rock’n’Roll ?
Les années 70 ont consacré les concerts de « charity business ». Un principe simple : l’utilisation d’artistes par les ONG pour défendre une cause et récolter des fonds. En 71, le « Concert for Bangladesh » voit le jour. Organisé par Georges harrison pour l’unicef , il entend venir en aide au Bangladesh, frappé quelques mois plus tôt par un terrible cyclone. Simple, mais efficace ! L’événement permet de percevoir des millions de dollars, et le concept se popularise dans les années 80.
Citons le Band Aid et leur « Do they know it’s christmas » (1984) pour l’Ethiopie, USA for Africa (1985), les « chanteurs sans frontières » (1985), le Live Aid (London/LA) (13 juillet 1985 : 1,5 milliards de téléspectateurs en direct). En France, des artistes se regroupent en 1986 au sein de la bande des Enfoirés pour soutenir les Restos du Cœur. Autre exemple, en 1999, Solidarité Sida lance le festival Solidays, contre le Sida. En 2010, il a attiré plus de 150.000 festivaliers pour 1,7 millions d’euros de recettes ! La Belgique n’est pas en reste avec des festivals qui ont fait de leur engagement une véritable marque de fabrique. Depuis 1990, Couleur Café, à Bruxelles, défend « l’interculturalité ». A partir de 2002 à Floreffe, Esperanzah! revendique « la possibilité d’un autre monde » basé sur le commerce équitable et l’écologie. Liège accueille depuis 2004 Tempo Color qui défend, entre autres, la solidarité Nord-Sud…
Un coup de projecteur
L’ampleur de ce système poussa Bernard Kouchner, dès 1986, à écrire : « La charité est devenue un produit de consommation de masse. Nous sommes habitués aux tam-tams de la philanthropie, les instruments se sont lentement mis en place, année après année. Nous vivons à leur rythme. » On ne peut néanmoins pas englober dans une seule et même catégorie tous les événements cités précédemment, et dont la liste est loin d’être exhaustive, tant leurs discours, leur fonctionnement, ou leur popularité sont divers. Mais ils partagent de nombreux intérêts.
Pour les associations, les concerts sont un très bon moyens de promotion. Bénédicte Merland, responsable musique aux Chiroux, revient sur l’implication de ce centre culturel dans l’organisation de « Tempo Color » : « Ce serait beaucoup plus dur pour nous de faire passer nos messages sans le festival. […] On a besoin d’un rendez-vous convivial, d’un coup de projecteur sur nos activités ». « Tempo Color » a pour but de sensibiliser le public à des thématiques défendues au quotidien par les associations qui le co-organisent – en 2011, le thème sera celui de l’environnement et du développement, avec un accent sur le problème de l’eau. « Au même moment », nous explique Bénédicte Merland, « le CNCD-11.11.11 [ndlr: un des organisateurs] lancera sa campagne sur ce même thème ».
Le fonctionnement de ces festivals est également avantageux pour les associations. Elles disposent d’un stand de promotion sur le site pour partager leurs idées, obtenir des dons et inscrire de nouveaux adhérents. Porté par les idéaux que prône l’événement, le staff technique y travaille souvent bénévolement. Soutenant la cause, les artistes lui donnent plus de force. Ils acceptent aussi parfois de plus petits cachets ou en reversent une partie, voire l’intégralité, aux associations. Mais ils en profitent également. Quelle meilleure vitrine médiatique pour la carrière d’un artiste que de participer à la tournée des Enfoirés ou d’être vu par des millions de téléspectateurs plusieurs heures pendant le Téléthon ?
Se démarquer pour exister
Avec l’effondrement de l’industrie du disque, les concerts live sont devenus l’un des canaux les plus lucratifs de la musique. Une réalité qui a vite attiré les investisseurs. Arrivé sur le marché en 2005, l’organisateur d’événements Live Nation, filiale de Clear Channel, rafle
de nombreux festivals dont l’immense Werchter en Belgique. Face à une telle machine, difficile de survivre pour les petits festivals. Dès lors, un discours militant en toile de fond des concerts peut être un bon moyen d’attirer des publics qui souhaitent souvent se reconnaître dans une communauté de valeurs, au-delà de leurs goûts musicaux. Et si l’engagement n’est pas un critère en tant que tel pour l’octroi de subsides en Communauté française, « la Ministre Fadila Laanan et les membres du Conseil des musiques non classiques sont sensibles au discours engagé » affirme-t-on au ministère. Quant aux partenaires privés, le sponsoring d’un tel événement permet de redorer leur image de marque. Coca Cola et H&M, entreprises peu connues pour leur militantisme, sont par exemple partenaires de Solidays.
Nouvelles formes d’engagement
Parallèlement à ces événements à succès, les partis politiques et les syndicats perdent des militants. Car le festival engagé reflète un tournant dans les manières de concevoir l’intervention politique dans une société qui assume d’avantage le pluralisme et un certain individualisme. « La volonté particulière tend par sa nature aux préférences, et la volonté générale à l’égalité » écrivait Rousseau mais aujourd’hui, il s’agit de penser l’implication dans le collectif à partir de la défense d’intérêts singuliers : on se battra contre la pauvreté, pour la lutte contre le sida ou contre les maladies génériques… La volonté générale ne constitue plus le moteur d’un engagement plus pragmatique qui ne s’encombre plus d’une adhésion à une vision politique globale. Les biens communs et publics ne sont plus la seule affaire de l’État, les citoyens s’en emparent – sur un modèle américain tel le civil right mouvement. Jean-Yves Laffineur, créateur et directeur du festival Esperanzah! le concède aisément. « Je pensais qu’après la crise financière, les Etats allaient reprendre les choses en main. Mon espoir à été déçu. La société doit s’emparer du combat. La solution doit venir du citoyen. » Au risque, toutefois, que ce combat se diffuse dans une multiplicité de revendications.
Quand Jacques Ion théorise « la fin de l’adhésion – du moins au sens où ce terme implique adhésion totale – et le début effectif de l’association, au sens où ce terme dit en même temps la reconnaissance d’un lien et laisse possible une distance » , il s’agit sans doute de cette mutation des modes de l’engagement politique – qui sanctionne le militantisme traditionnel (des partis ou des syndicats) et consacre l’émergence de dispositifs correspondant à des styles nouveaux, plus ponctuels, singuliers et directs.
La fête comme « force motrice » ?
Claude Javeau aura beau y voir la preuve irréfutable que« nous sommes sous l’influence d’une culture populaire basée sur le divertissement », le festival s’impose comme vecteur de l’engagement. Certains pensent que le risque est grand de se contenter d’effleurer les vraies questions – Philippe Muray affirme d’ailleurs que la fête joue le rôle de « force motrice de la post-histoire », dans une société aveuglée par l’immédiat, incapable de se pencher sur son histoire ou de penser le monde dans sa globalité . Toutefois, à vouloir trop réduire ces évènements à de simples échappatoires à un monde trop complexe, ces théoriciens passent à côté de la mutation de l’action politique que ces nouveaux grands rassemblements signifient.
Les festivals peuvent encore être de véritables lieux de remise en question. C’est dans ce sens que Jean-Yves Laffineur semble concevoir Esperanzah! : « C’est la culture qui peut changer les choses. Dans les dictatures, c’est d’ailleurs la première chose que l’on interdit ». Pour penser un nouveau monde, l’évasion n’est-elle pas nécessaire? Certainement. Mais de Woodstock à Tempo Color, il faudrait aussi constater une profonde mutation de l’engagement et de l’implication – qui cède le pas à des rapports plus distants et ponctuels. Ce paramètre semble aujourd’hui
incontournable pour évaluer les impacts sociaux et politiques d’un festival.