« Le comptoir d’un café est le parlement du peuple », prétendait Balzac. Profondément lié à la culture populaire, le bistrot est un lieu de convivialité, dans lequel le village, ou le quartier dans les grandes villes, a habitude de se réunir, pour boire un café, un apéritif, et le client de passage peut y trouver de quoi se restaurer avec un sandwich ou un plat du jour. C’était l’annexe de l’église ou de l’entreprise, le « café du commerce » ou « des sports », celui des brèves de comptoir. Protéiformes et oecuméniques, espaces de communication plurielle où la presse se lit, ces lieux de sociabilité abritent le bourgeois, le bohème, le clochard même quelquefois, les restaurent, les font danser dans les volutes bleutées de la fumée. Dans les villages, les cafés sont le pivot des activités folkloriques ou sociales, des ducasses, des compétitions de toutes sortes, des clubs cyclistes ou de colombophiles, ils offrent parfois une scène pour les musiciens en herbe du crû, une table assez large pour les réunions syndicales, un « bourloire » dans l’arrière-salle pour l’amateur de boules, et sont prétextes pour le citadin à d’oxygénantes excursions…
Typologie des cafés et de ses habitués
La langue française compte bien des mots pour les désigner : bar, beuglant (café-concert), bistrot, brasserie, buvette, cabaret, caboulot (café mal famé à clientèle régulière), estaminet, guinguette, pub, taverne, troquet, etc. L’origine de certains de ces termes a valu une explication fantaisiste. On prête ainsi à « estaminet » une origine espagnole, du temps où nos régions étaient réunies à l’empire très catholique : « esta un minuto », un lieu où on passe rapidement boire un verre, ou plus coquin «esta minettas ? » (« est-ce qu’il y a des filles?»). De quoi nous rappeler que les débits de boisson ont longtemps été des lieux de prostitution…
Les cafés avaient jadis chacun leur clientèle particulière, choisie et fidèle, selon la profession. Il y avait ainsi le café des militaires, des avocats, des commerçants, des notaires… A Turin, à l’époque du Risorgimento, il y avait même celui des conspirateurs, avec galeries souterraines, idéales en cas de fuite précipitée… Le café repaire de révolutionnaires, c’est Camille Desmoulin qui l’inaugura, le 13 juillet 1789 à Paris, lorsqu’il sauta sur une table de café pour haranguer la foule, pistolets à la main. Le café, repaire des artistes, lieu de rassemblement et de vie communautaire par excellence, se perfectionna et se modernisa pour s’adapter aux goûts d’un public qui inventait chaque jour de nouvelles distractions : café-concert, spectacle de cabaret, etc.
On allait au café pour ne pas rester chez soi, pour voir de belles femmes ou tout simplement pour être seul au milieu de la foule. Au contraire, le café peut-être l’écrin des solitudes assumées. « Je pouvais toujours aller écrire au café », confie Ernest Hemingway, « et travailler toute la matinée devant un café-crème, tandis que les garçons nettoyaient et balayaient la salle qui se réchauffait peu à peu. » Rien d’étonnant à ce que le café ait puissamment inspiré littérateurs et artistes, comme Balzac, qui fait du café le lieu qui correspond le mieux à ce qu’il appelle « la vie élégante ». Lieu de perdition – c’est là que l’observateur dubitatif des bouleversements de la société industrielle viendra noyer son spleen dans l’absinthe –, le café est aussi lieu de liberté, de transgression, de distraction et de fête qui fascine les artistes, qui firent du café populaire « la cathédrale d’une religion dédiée à la joie et à la créativité ».
La fin de la « street corner society »
Chaque année, des dizaines de bistrots baissent définitivement leur rideau, victimes d’une désaffection des consommateurs. Dans les grandes villes, mais aussi en zone rurale où le café était souvent le dernier lieu public du village. En l’espace de dix ans (1997-2006), notre pays a perdu près d’un tiers de ses cafés. En Wallonie, ils ne sont plus que 1.378 (en 2007).
On a dénombré 612 faillites de bistrots en 2009 à Bruxelles. Les causes du déclin ? Elles sont multiples. La périurbanisation a transformé les zones rurales, qui s’étaient vidées de leurs « habitants de toujours », en banlieues résidentielles et dortoirs des grandes villes. La disparition de l’activité industrielle – les cafés avaient partout essaimé autour des usines. Une image « ringarde », démodée, avec ses tables en formica et ses sièges en moleskine, liée à la « culture d’en-bas ». Mais surtout une transformation des habitudes et des styles de vie. La disparition du « café du coin » s’inscrit dans un phénomène plus vaste d’effritement de la vie de quartier, celle dont le « coin de la rue » était le pivot.
Les campagnes contre l’alcoolisme ou l’interdiction du tabac n’aident bien sûr pas. Mais elles ne sont pas vraiment neuves. L’assommoir de Zola, où la population ouvrière venait oublier un travail abrutissant et des conditions de vie inexistantes, confortant les braves gens dans l’idée que pauvreté n’est que vice, avait suscité des mesures contre les marchands d’éthylisme à bon marché, enrichis à bon compte, qui n’ont pas fait disparaître les cafés du paysage. Alors quoi ? Les goûts changent, entend-on. La disparition du bistro de quartier est surtout le signe d’une société qui bascule dans le shopping, où le moindre temps de vie ou de récréation fait l’objet d’une mise en forme marchandise.
En tentant de suivre les « goûts du public », les cafetiers ont accéléré le mouvement de leur disparition. L’efflorescence de « bars à thèmes », bars à vin ou à cocktails où il ne se passe rien, pubs irlandais sans Irlandais, bars à karaoké ringards, bars à eau qui moulinent, cybercafés vite démodés, cafés rencontres aux amours virtuelles, cafés philo ou littéraire sans inspiration, fait le vide autour de quelques lieux de concentration (Flagey ou Saint-Géry à Bruxelles, Le Carré à Liège, etc.) gagnés à la frénésie de stimulation sensorielle : bruyants, flashy, destroy… Ces fruits des mythes éphémères de la jeunesse transforment nos paysages urbains et suburbains en colonie pour ingénieurs en marketing à l’américaine. S’il revenait aujourd’hui, Balzac s’assiérait sur le bord du trottoir.
Café sans filtre
Les grandes chaînes multinationales, qui ont déjà remplacé bon nombre de magasins de quartier et d’indépendants, du magasin d’électro-ménager au coiffeur en passant par le libraire, s’attaquent, pour l’instant encore timidement chez nous, au « marché» des cafés. L’américaine Starbucks, fondée à Seattle en 1971, n’a ouvert son premier magasin en Belgique à l’aéroport de Zaventem qu’en 2008. Mais la croissance est rapide, puisqu’on en compte à ce jour trois à l’aéroport, un à la nouvelle gare d’Anvers, et l’ouverture d’un cinquième comptoir est prévue au printemps, du côté de la gare centrale de Bruxelles. L’atmosphère y est uniforme et impersonnelle. Les barmen y sont de véritables automates, en attendant leur remplacement par de vraies machines, face à des habitués sans habitude insensibilisés par le ballet frénétique imposé par l’impératif d’efficacité. Les « Starbucks » sont devenus, au même titre que les « McDo », un des symboles du capitalisme néo-libéral et cible des « anti-mondialistes » en raison des pratiques, habituelles, de ce porte-étendard du «marché libre » : les syndicats n’y sont pas les bienvenus, la qualité de ce qui y est servi serait douteuse, etc. C’est que, sur le champ en friche des anciens cafés de quartier, la concurrence est féroce entre ceux qui s’en accaparent la succession, les chaînes spécialisées dans le « lunch», ou la sandwicherie.
Cette filialisation nous plonge dans un univers régi par des exigences de productivité et de rentabilité élevées, au service desquelles sont mobilisées des techniques de management qui éliminent ce que le travail peut encore avoir d’humain.
Sagesse de comptoir
Il arrive encore de trouver d’anciens troquets, où presque plus personne ne prend le temps de s’arrêter, tenus par une vieille dame, propriétaire de son établissement, et
qui souvent y vit. Les femmes, présentes à tous les échelons et à toutes les époques dans l’histoire des cafés (longtemps, la bière fut exclusivement préparée par les femmes), sont ainsi les derniers soutiens du café traditionnel. A Berchem-Sainte-Agathe (nord de Bruxelles), une dame nonagénaire en cache-poussière à fleur tient toujours vaillamment son bistrot « A la Paix-Den Vrede ». Quand elle y a débuté, c’était encore la campagne – c’était en 1931. En général, les clients, des habitués, se servent eux-mêmes et descendent parfois à la cave chercher les bouteilles.
Quand ces dames s’en iront servir une pinte à saint Pierre, personne ne reprendra l’affaire. A Tervueren, la gare a disparu, mais le hangar à marchandises, curieusement, a survécu. Il abrite une taverne à thématique ferroviaire – en souvenir des buffets de gare qui ont presque partout été remplacés par des enseignes de chaînes de croissanterie ou de sandwicherie. Décorée par tout un bric-à-brac qui ravit les amateurs d’histoire ferroviaire, la taverne porte un nom un peu apocalyptique : « Spoorloos Café », café sans issue.