Perdre sa vie à la gagner

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La nouvelle culture de l’entreprise voyage entre le travail-souffrance et le plaisir qu’il doit procurer. Cette notion de plaisir allant de pair avec l’activité exercée est relativement neuve dans le monde du travail.
« Travailler » exclut étymologiquement le côté jouissif qui lui est accordé aujourd’hui. Originaire du latin tripalium : instrument de torture, le travail était mal perçu et réservé aux esclaves. Quant au terme “labeur”, de laborare, se donner du mal, mettre en valeur, il est également générateur de souffrance. Dès lors, pourquoi, se tue t-on à la tâche?

Le concept de « travail » communément utilisé de nos jours prend forme avec l’apogée de la seconde révolution industrielle, autour de 1900.
L’électricité et une série d’innovations technologiques permettent d’envisager une nouvelle gestion « scientifique » du temps de travail : il est possible de repousser les limites de la production et de la plus-value. Pourquoi s’en priver?

L’organisation du monde du travail change et elle est à mettre en parallèle avec la culture de l’entreprise. Le taylorisme a chassé la part d’humain dans l’homme pour le transformer en machine ; le Fordisme, lui a donné un POUVOIR d’achat. Grâce à la soumission d’un individu à un autre pour de l’argent, le travailleur peut consommer.

Le commun des mortels peut aussi posséder et accéder à une part de rêve, celui de devenir riche.

En rationalisant la soumission de la force de travail humaine, on peut augmenter et la production et les salaires. Le commun des mortels accède ainsi à une part du rêve qui n’était réservé qu’aux privilégiés : il peut consommer.

Comment garder l’équilibre ?

On pensait dans les années 80 que le temps de travail allait diminuer tant l’humanité était productive. Pourtant, la machine à produire s’est emballée, ainsi que le nombre d’heures de travail.

L’individu passe de plus en plus de temps à travailler pour maintenir sa situation matérielle. Et le boulot reste un lieu important de lien avec les autres. Or, l’esprit de compétition dans les secteurs privés et la volonté de toujours rester au top dans le monde des affaires affectent ce lien social indispensable au bien être de l’individu durant sa carrière. L’être humain, social par essence, a besoin du groupe pour être reconnu. Dans notre société hypercompétitive, cela génère une tendance à s’accrocher à son environnement de travail et à la culture de sa boîte. Mais cette attitude, qui relève d’un mécanisme de défense, se heurte paradoxalement à la compétition présente au cœur même de l’entreprise .

Les firmes ont bien compris l’importance de ce concept de « culture d’entreprise », permet de maintenir une cohésion, d’unir le personnel autour du nom, des produits, des services, des clients, de l’image de marque de la boîte. Et l’établissement de ce lien profond entre les individus passe fréquemment par le « Team building ».

L’objectif annoncé est le mieux-être du personnel, mais des systèmes de management peu scrupuleux utilisent ces techniques à d’autres fins.
En principe, ces concepts de management visent la solidarité entre salariés, le dépassement de soi, la gestion du stress. Tout cela à travers des activités ludiques, sportives, intellectuelles ou artistiques. Les employés diront souvent : « Ici on se défoule, il n’y a plus de chef, on est tous dans le même bain ».

Mais sans le cadre adéquat, ces pratiques peuvent être perverties et permettre d’identifier la malléabilité de l’employé, ainsi que ses limites. Sans omettre que ces séminaires de motivation grapillent toujours plus sur la sphère privée. Au lieu de s’inscrire à un cours de théâtre, et de rencontrer de nouvelles têtes extra muros, le metteur en scène viendra dans les bureaux monter un projet dont le sujet sera … votre entreprise. Dans une autre mesure, l’émission radio Men at Work illustre le propos en Belgique. On propose de « vous associer à vos collègues pour présenter une sélection musicale au nom de votre entreprise ». Cohésion du
groupe et publicité gratuite.

L’employé finit par passer tant de temps à travailler qu’il lui arrive de se couper du monde extérieur. Certains patrons l’ont bien compris et facilitent l’accès à la culture dans leurs propres locaux. C’est un peu comme offrir le concert de Noël aux détenus d’une prison. Ce genre d’activité a un coût et il est évident que le patron attend un retour sur investissement. Un « détenu » au comportement irréprochable ?

Passé maître dans l’art de la culture d’entreprise, Google a bien compris son intérêt en offrant à ses Googleurs, autrement dit ses employés, tout le panel possible pour se sentir mieux qu’à la maison. Cela va des repas gratuits qui vous évitent de perdre du temps dans les files d’attentes hors bureau, aux salles de sports, aux associations de cinéma et de danse crées par les Googleurs, aux vélos pour circuler entre les lieux de réunion, aux ordinateurs en libre accès partout, aux machines à laver, sans oublier la célèbre lampe magma qui vous sera remise, symbole par excellence de l’appartenance à la famille Google. La création d’espaces ludiques et le maintien d’une forme de convivialité y est essentiel. On part du principe que les meilleures idées naissent entre deux portes, lors d’une rencontre en face à face dans un espace agréable. Ces espaces sont donc favorisés. L’entreprise donne le maximum et par reconnaissance, l’employé fera de même. C’est aussi pour cette raison que le Googleur a 20% de temps libre à mettre au profit de projets personnels qui pourront bénéficier à la boîte.

Quand la bulle éclate

A toujours vouloir maximiser le bien-être au travail dans un souci, pas toujours avoué, de rentabilité, la mal-être se renforce.
Dans un système où les collègues sont « des amis » (mais aussi des concurrents…) et où la vie sociale n’a plus le temps de se développer hors du bureau, de nouvelles pathologies mentales et physiques sont en augmentation : sentiment de harcèlement moral, burn-out, mise au placard, suicides sur le lieu de travail sont autant de signes qui traduisent les limites de ces systèmes.

Quand un individu ne correspond plus aux attentes du groupe, il se voit exclu. Et cela arrive d’autant plus vite avec les nouvelles conceptions managériales qui organisent le travail de façon horizontale et non plus verticale. Aujourd’hui, on a réduit la distance hiérarchique avec ces nouvelles méthodes de management affectif qui incitent par exemple à se tutoyer. On a aussi diminué la distance physique avec les open space, l’informatique, les smart phones. L’employé est accessible à tout moment, il est sans cesse surveillé, jugé, noté par ses propres collègues.
Dans certaines firmes, le temps où l’on prenait des nouvelles de la famille devant la machine à café est révolu. Le travailleur côtoie les autres, mais il n’a plus de vrai contact avec eux. L’individu dans sa globalité est réduit à une dimension économique. C’est une forme de totalitarisme.

Le danger de ces situations réside certainement dans le fait qu’on a donné sa vie pour son job. On adhère totalement à la culture de l’entreprise pour « bien gagner sa vie » mais il n’y a presque plus aucune vie en dehors de son travail. Et on se trouvera d’autant plus dépourvu quand tout bascule.

L’adversaire, c’est celui qui est en face mais aussi celui qui est à l’autre bout de la planète. Et La pression du chômage est sous-jacente. « L’emploi qui donne accès aux biens de consommation possède en son sein une idée de vie ou de mort. Quand une industrie délocalise, c’est un village, une région qui meurt. Avec le capitalisme, le salarié est devenu un guerrier. » Du coup, le bon salarié, c’est celui qui aura tout à perdre, qui acceptera la culture de son entreprise plus que l’autre. Pour ne pas perdre son pouvoir d’achat, mais surtout pour ne pas perdre sa vie.

Évidemment, ce n’est pas parce qu’un patron offre une place de spectacle comme cadeau de fin d’année qu’il faut y voir une manœuvre perverse. Seulement, dans notre monde organisé par et pour le travail, et en attendant une évolution plus
heureuse, avoir conscience des dérives existantes, c’est pouvoir y répondre et trouver le juste milieu entre culture de l’entreprise, culture dans l’entreprise et vie privée.

Références :
— « J’ai très mal au travail », Jean-Michel Carré
— « Google la machine a penser », Gilles Cayatte
— « Le travail, pourquoi ? Partie 1 » Mr Mondialisation

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