Les paradoxes du luxe

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C4 : Quel est votre parcours ?

Luc : « J’ai commencé par l’illustration à Saint-Luc. Cependant, je n’avais pas la « fibre combattante» pour persévérer dans cette voie. Comme j’aimais le dessin, j’ai poursuivi en cours du soir. Pour les cours du jour, je me suis orienté vers un métier qui me permettait d’être créatif tout en étant concret : la bijouterie. C’est un métier qui est mécanique sans être « banal », et ce sont là deux facettes que j’apprécie énormément.

J’ai dû commencer ma formation dans l’enseignement secondaire professionnel. C’était assez particulier d’arriver dans ce secteur, surtout en débarquant du général et après avoir déjà entamé des études supérieures. Mon apprentissage purement scolaire a duré deux ans, après quoi j’ai fait deux « septième professionnelle » où j’ai échoué exprès, mon seul objectif étant de pouvoir faire un stage à Bruxelles et de me faire la main sur le terrain ».

C4 : C’était échouer pour pouvoir avancer ?

L. : « Oui, complètement, et c’était de commun accord avec le système scolaire. Les écoles le tolèrent et elles considèrent que les élèves sont présents aux cours même s’ils sont en « stage ». C’est à mon sens un chouette service que l’école propose, car même si on a le droit de faire des stages les mercredi et samedi, il est clair que c’est insuffisant pour apprendre ce métier. Grâce à cet accord, j’ai pu réaliser un stage pratique de deux ans.»

C4 : Avez-vous reçu des aides, vous a-t-on fait bénéficier de conseils pour y arriver ?

L. : « Oh non ! Il faut être motivé, aimer son métier et c’est via le bouche à oreille que cela se passe. C’est un des grands reproches que je fais aux formations en général : le manque de lien avec la vie réelle.

Un exemple : en bijouterie, nous avons énormément de législations. C’est notamment le cas pour l’or. En France, il y a des garanties, des poinçons contrôlés par l’Etat. En Belgique, c’est de l’autocontrôle. Admettons ! Mais le gag, c’est qu’il n’existe aucune formation sur la façon de s’autocontrôler. Du coup, on voit des choses aberrantes, comme le bijoutier qui exerce depuis vingt ans, et qui annonce avoir obtenu son poinçon de maître depuis dix ans. Ce qui signifie que pendant dix ans, il a travaillé dans l’illégalité parce que personne ne lui a dit que c’était obligatoire et que la première chose à faire en sortant de sa formation, c’était de s’inscrire à la Monnaie Royale.
Les bijoutiers sont également touchés par la problématique des faux indépendants, bien connue chez les logopèdes, les architectes, les journalistes…

Ensuite, pour qu’un commerce de bijouterie emploie un artisan et pas un simple vendeur, il faut des moyens ! Quand on peut avoir quatre ouvriers pour trente euros la journée à la place d’un bijoutier à trente euros de l’heure, le calcul est souvent vite fait. Même si c’est au détriment de la qualité du travail. »

C4 : Vous naviguez déjà à vue à travers les multiples failles du système de la mise à l’emploi ?

L : « Oui, et bien malgré moi ! De retour à Liège pour poursuivre une formation en sertissage, j’ai travaillé à mi-temps en PFI (plan formation insertion) puis j’ai été engagé en CDD. Pour l’autre mi-temps, j’ai pris un statut d’indépendant complémentaire, qui me permettait de travailler pour moi et pour d’autres bijoutiers en tant que sertisseur. Entre temps, mon premier contrat a été cassé pour cessation d’activité. Mais l’ONEM autorise les personnes ayant une activité d’indépendant complémentaire depuis plus de trois mois à conserver leurs acquis (sous certaines conditions, évidemment) en cas de perte de leur autre job. Et par « chance », quand j’ai perdu mon mi-temps, je me suis retrouvé dans ces conditions-là.»

C4 : Qu’entendez-vous par « chance » ?

L. : « Soit on considère, sans le dire à l’ONEM, que l’activité d’indépendant complémentaire sert de tremplin pour devenir indépendant complet, soit on cherche un autre job qui n’
implique pas de devoir cesser l’activité complémentaire.

J’ai donc préféré l’optique « tremplin officieux », tout en respectant les conditions de dérogation de l’ONEM, c’est-à-dire le désormais fameux contrôle de recherche active d’emploi.

Evidemment, comme les offres ne foisonnent pas dans mon secteur, j’ai été convoqué et accusé de ne pas chercher intensivement un nouvel emploi… même si je travaillais déjà comme indépendant complémentaire. En même temps, les postes proposés par le Forem sont : assistant médical, policier ou soudeur… Les seules entreprises en bijouterie sont à Courtrai et elles délocalisent aussi à cause du coût de la main d’oeuvre. Il n’existe presque plus d’artisans bijoutiers en région wallonne.

Vu mes conditions particulières, j’ai encore droit à une année « d’aide financière ». Après quoi, je devrais être apte à voler de mes propres ailes, c’est la première année où je suis en boni. Je me suis servi de l’ONEM comme d’un tremplin. »

C4 : D’autres alternatives vous ont-elles été présentées ?

L. : « J’ai connu d’autres situations cocasses. L’ONEM m’a proposé d’aller voir les organismes qui s’occupent de couveuses d’entreprises. Lesquels m’ont répondu : « On ne saurait rien faire, si vous ne voulez pas créer une entreprise et comme l’ONEM ne vous y oblige pas… Mais si jamais votre dérogation vous est refusée, vous pourrez revenir et passer alors en couveuse d’entreprise afin de bénéficier d’autres aides financières ».

Parfois, je culpabilisais par rapport à d’autres qui vivaient des situations plus dures. Je me disais que je profitais du système, mais finalement, je me rends compte que j’ai simplement suivi les voies générées naturellement par le système lui-même.

Sans mon statut particulier et ma dérogation, je me serais sans doute battu davantage pour devenir indépendant complet plus rapidement, mais là, j’ai pu évoluer sans trop de stress, ce qui est un luxe nécessaire pour le travail de précision que je fais. »

C4 : Comment avez-vous réalisé votre investissement matériel ?

L. : « Quelque part, c’est encore grâce à l’ONEM. Ce que je gagnais en bijouterie, je pouvais le réinvestir dans du matériel, sachant que j’allais quand même avoir un petit « revenu » fixe en fin de mois. Le jour où je passerai indépendant complet, tout va augmenter d’un coup : mutuelle, assurances, taxes, … C’est un changement difficile à chiffrer et une transition effrayante. On n’est jamais sûr de pouvoir dépenser et réinvestir l’argent qu’on gagne. »

C4 : Quel est le montant-charnière à partir duquel on perd le support financier des allocations de chômage ?

L. : «Si on gagne environ plus de cinq mile euros par an, on perd son chômage d’indépendant complémentaire. Mais allez survivre, avec ça ! »

C4 : Justement, comment survit-on quand il faut si longtemps pour acquérir une expérience et une renommée ?

L. : « J’ai commencé en 2000, et c’est seulement après neuf ans d’activité que je vois le bout du tunnel et que je commence à gagner correctement ma vie. J’ai eu la chance d’être bien entouré et d’avoir un loyer modéré, sinon je pense que cela n’aurait pas été possible. »

C4 : N’est-ce pas un paradoxe de manipuler des pierres à vingt mille euros quand on ne peut pas gagner plus de cinq mille euros par an sous peine de perdre ses allocations de chômage?

L. : « Si, quand on y pense, c’est assez curieux ! Je manipule parfois des pièces de trois carats… J’ai la chance d’avoir une sorte de mécène qui aime ce je fais et qui me commande des pièces aux tarifs européens. Il vend aussi des pièces étrangères haut de gamme qui finissent souvent en réparation chez moi parce qu’elles ne tiennent pas le coup. Comme ce genre d’accident est plus rare avec mes propres pièces (rires), je constate que j’ai une vraie valeur ajoutée. »

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