Flash-back

Download PDF

Une activité sérieuse, celle qui peut raisonnablement occuper la meilleure part de votre temps et de votre vie, se doit d’être rentable – et rémunératrice. A cet égard, les jobs culturels et artistiques sont plutôt mal lotis. Qu’ils en vivent un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ou pas du tout, les artistes traîneront sans doute encore longtemps cette image de bohémien. Le temps n’est pourtant plus aux représentations héritées du XIXe siècle, qui opposaient l’idéalisme sacrificiel de l’artiste et le matérialisme calculateur du travail. La figure du créateur, original, provocateur et insoumis, contre celle du bourgeois soucieux de la stabilité des normes et des arrangements sociaux.

Selon le sociologue Pierre-Michel Menger, au contraire, la représentation actuelle de l’artiste « voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles ». L’artiste comme idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée et principe de fermentation du capitalisme ? Voire. Bien sûr, beaucoup arrivent aujourd’hui (comme hier) à vivre de la musique, ou d’un de ses «produits dérivés », ou de son enseignement, parfois même très bien. Mais pour d’autres, c’est un exil, volontaire ou non, dans cette « banlieue du travail salarié ».

Si « c4 » a pour habitude de mettre à l’épreuve la conception traditionnelle des rapports entre culture, économie et politique, le numéro de mars-avril 2009 (n°177-178 : « [Economie de la culture ou culture de l’économie ?->http://c4.certaine-gaite.org/spip.php?rubrique38] » était plus particulièrement consacré à ce rapport. Premier constat : l’artiste ou le travailleur culturel a intérêt à être persévérant s’il veut s’y retrouver et mettre sur pied un projet viable. La « manne des subventions » (article de Glenn Marlier) est d’autant plus difficile à décrocher en Belgique que notre paysage institutionnel est éclaté en d’absconses «compétences communautaires » ou « régionales », labyrinthe dans lequel un Byzantin se serait perdu. Et s’il veut se financer lui-même – car à moins d’être Axelle Red ou Franco Dragone, l’art ne nourrit pas forcément le poète – l’artiste devra mendier auprès de différents râteliers. Il aura droit à quelques morceaux de fromage, s’il ne se perd pas dans la forêt bureaucratique de la législation sociale – des organismes comme la Smart ont d’ailleurs été créés spécialement pour lui servir de guide (article de D.J.)

La grande majorité des artistes et des travailleurs du secteur culturel vivront leur « carrière » en alternant contrats, souvent à durée déterminée, et période de «chômage ». En marge des dispositifs prévus les plus enviables et les plus enviés – vivre des rémunérations du droit d’auteur ou s’installer dans un « statut d’artiste » qui n’est pourtant qu’un précariat de luxe – l’expérience du travail culturel ou artistique cohabite de plus en plus souvent avec le système d’assurance (et d’allocation de) chômage. Ce qui fait dire à certain que lesdites allocations constituent une micro-finance qui vole au secours de la culture, ou encore qu’elles sont une forme de subside indirect au travail culturel et artistique. (article de Greg) Que l’on songe au nombre de bénévoles qui travaillent comme des clandestins, grâce à une allocation de survie, dans des associations à vocation culturelles – mais aussi souvent sociale, voire médicale. Pour le dire en un raccourci encore plus radical, si Van Gogh vivait aujourd’hui, il serait au chômage.

La culture, combien de divisions ?

Mais comme les cultureux ne peuvent plus trop, ou plus exclusivement, compter sur l’Etat comme pourvoyeur de fonds, de plus en plus il est fait appel à des financements privés pour faire vivre le secteur. (article de Christine Haguma) Mécénat, sponsoring,
parrainage sont parfois la seule bouée qui tient la culture à flot. Une évolution (involution) à laquelle les pouvoirs publics eux-mêmes poussent, qui envisagent de plus en plus la culture en terme de « coûts » et de «retombées » (financières). C’est même devenu un gimmick du discours politique d’aujourd’hui : la culture doit jouer un rôle économique de premier ordre. On en sait quelque chose en Belgique francophone où l’on compte davantage sur l’événementiel et l’organisation de concerts pour créer de l’emploi que sur la sidérurgie.

Un dispositif comme celui du « tax shelter » a pour but avoué de favoriser l’implantation d’un business de l’audiovisuel et du cinéma en Belgique. Car pour le ministre (libéral) qui en est l’inspirateur, hors du business, point de salut. Les voix à contre-courant peinent à se faire entendre. Mais si le débat n’a pas vraiment lieu, les questions demeurent. Et on retrouve ces questionnements au travers des comptes-rendus de la rencontre sur l’événementiel, ou du colloque sur les «formes artistiques collectives ». (articles de Mariana de Azevedo et de Julie Zorat et Dimitri Brulmans) Et, à nouveau, quand il s’agit d’analyser les mutations de la radio comme service public ou les tentatives de produire une musique qui saurait se transformer en marchandise. Autant de réflexions qui résonnent quand il s’agit de se demander s’il faut diriger notre activité vers «l’économie de la culture ou la culture de l’économie?».

La culture peut-elle échapper à l’emprise de l’économie? Une « contre-culture » est-elle possible, par-delà les ruades des mouvements «underground » qui s’en sont réclamés – surréalisme, situationnisme, hippies, cinéma direct, be-bop, rock, hip-hop, etc. ? (article de Dimitri Brulmans) Dans leur livre « Révolte et mélancolie », Michael Löwy et Robert Sayre partent du « romantisme » comme conception du monde par essence dirigée contre le mode de vie en société capitaliste, au nom de valeurs et d’idéaux du passé pré-capitaliste. Ce « romantisme » serait inhérent à tous les courants artistiques d’avant-garde « contre-culturels » (sauf le futurisme et le modernisme qui avec leur éloge du progrès feraient exception). La « Beat generation », le mouvement punk, auxquels il faudrait rajouter le mouvement néo-rural amorcé dans les années 1960, le mouvement « rainbow », les Rastafari et de nombreux autres, peuvent être perçus comme «romantiques ». Mais tout ce qui s’oppose à la « logique du progrès » capitaliste, qui transforme toute chose en marchandise, est-il forcément romantique? Romantiques, les artisans qui redécouvrent des savoir-faire pré-industriel, sans mettre le profit au premier chef de leurs préoccupations ? (Shanti Duparque et N.R.)

Romantique ou pas, il faut être puissamment travaillé par l’utopie pour ne pas sombrer dans la résignation à laquelle nous prépare tous les jours l’« industrie culturelle », concept forgé dans les années 40 déjà par les deux maîtres de l’Ecole de Francfort, Adorno et Horkheimer. « Chaque manifestation de l’industrie culturelle », écrivent-ils dans « La dialectique de la raison », « inflige aux victimes une fois de plus sans la moindre équivoque, la démonstration de la frustration permanente imposée par la civilisation. (…) Ce qui tinte à nos oreilles, ce ne sont pas les clochettes de la marotte du fou, mais le trousseau de clés de la raison capitaliste qui, même sur l’écran, lie le plaisir aux projets d’avancements. (…) La supercherie ne réside pas tant dans le fait que l’industrie culturelle propose de l’amusement, mais dans le fait qu’elle gâche tout plaisir en permettant aux considérations d’ordre matériel et commercial d’investir les clichés idéologiques d’une culture en plein processus d’autoliquidation. »

Aucun commentaire jusqu'à présent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Archives

Catégories

Auteurs