Vous aurez beau compulser tous les Dictionnaires de rimes existant sur le marché, vous ne découvrirez nulle part la moindre rime à « belge ». En effet, comme aimait à le seriner le T.S. André Blavier, « Belge, ça ne rime à rien » (ce qui, pour sa part, ne l’empêcha cependant point de résoudre ce qui, pour lui, n’était guère un » problème », en multipliant les enjambements inédits pour le moins disjonctés… ) Comme pour conjurer l’obsolescence annoncée de la belle unité belgicaine, d’aucuns s’esquintent à sauver ce qui peut encore l’être, à savoir notre langage propre en ses particularités souvent cocasses. Ainsi Michel CARLY & Jacqueline LEMPEREUR nous offrent Parlez-vous belge ?, aux éditions D’Orbestier (41, avenue de la Vendée F 85180 Le Château-d’Olonne), lesquelles semblent se spécialiser dans les idiomes spécifiques puisqu’elles affichent aussi à leur catalogue Parlez-vous nantais ? Parlez-vous québécois ? …chaumois ? …le patois de Paris ? …bistrot ? ou tout simplement …argot ? (rééditant le « Dictionnaire » de Napoléon HAYARD, datant de 1907). L’ouvrage n’aura pas échappé aux fans de Queneau, vu qu’on y trouve une version belge du fameux récit proposé dans les Exercices de Style : « J’étais sur le tram, assis près d’un taiseux. (…) Un castar coiffé d’un chapeau boule et vêtu d’un paletot tout usé faisait de son nez… » Chez Points, dans la collection « le Goût des mots » (dirigée par Philippe Delerm), Philippe GENION fait paraître Comment parler le belge et le comprendre (ce qui est moins simple). Les « ajoutes » sont succulentes ; on y trouve un tas de réjouissantes âneries du genre de celle-ci : « Monsieur et Madame Jattdecafé ont une fille : Corinne. — Cor ine jatte de café ? » Mais le maître-achat est sans conteste le Dictionnaire des belgicismes, préfacé par Bruno Coppens, que Michel FRANCARD (assisté par Geneviève GERON, Régine WILMET & Aude WIRTH) publie chez De Boeck-Duculot. D’après mon ami libraire, ça se demande si souvent que ça risquerait bien de devenir un biesse seller ! On ne quitte pas la Belgique en se farcissant le premier roman de Bernard QUIRINY, les Assoiffées (au Seuil), mais ici nous nous plongeons dans tout autre chose que notre burlesquissime réalité. En 1970, le P.F.E (Parti Féministe d’Europe), dirigé par Ingrid Vermaarsch et Beatrix Goen, fomente (et réussit) une Révolution à La Haye, suivie, quelques mois plus tard, par une « Grande Marche » qui mène quelque 300.000 femmes à Bruxelles pour renverser le roi des Belges. Le Luxembourg une fois annexé, l’Empire des femmes est bientôt proclamé, s’étendant sur tout le Benelux. Sont promulguées des lois sexistes sur les salaires, le mariage hétérosexuel est interdit, une zone de sécurité est créée autour de l’Empire (qui prétend posséder l’arme atomique) puis, lorsque Judith, sa fille unique, succède à Ingrid, la Belgique se retire des organisations internationales, ferme ses frontières et rompt toute relation diplomatique avec le reste du Monde. Plus personne ne peut plus entrer dans le pays ni en sortir ! Venu de Paris, un groupe composé d’intellectuels et de militantes féministes est toutefois, par miracle, autorisé à visiter l’Empire. La réalité ubuesque est, évidemment, soigneusement cachée et ces observateurs/trices sont « promené/es » par le bout du nez là où les propagandistes daignent les amener, sous haute surveillance, bien sûr. Parallèlement au récit de ce « voyage historique », on lit le journal d’Astrid qui donne une tout autre image de la « vaginocratie » dictatoriale. La Corée du Nord ferait figure de Paradis à côté de cette Belgique épouvantable qui nous est présentée dans ces pages, qui – seul reproche que j’aie à faire à ce livre – sont trop nombreuses, car on s’emmerde un peu en route, bien qu’on ne puisse s’empêcher d’aller tout de même jusqu’à l’ultime. Les mâles achèvent leur lecture tout heureux de posséder encore leurs bijoux de famille…
Ne perdez pas votre temps
avec Suite(s) impériale(s), le petit dernier de Bret EASTON ELLIS : cette pseudo-suite à Moins que zéro est 100% pelante, de la poudre aux yeux (ça nous change du nez chez lui) et Clay, le narrateur, n’est qu’un immonde « trou du cul » hors catégorie qu’on a envie d’oublier au plus vite. D’ailleurs, c’est fait. Par contre, il n’est guère étonnant que la Carte et le territoire cartonne, car Michel HOUELLEBECQ s’avère ici au mieux de sa forme. À mon sens, c’est un de ses meilleurs livres (sinon le meilleur) et l’on s’attache aux différentes phases de l’itinéraire artistique de ce Jed Martin, traversant l’existence avec ce regard teinté d’un constant « à-quoi-bonisme » (mot piqué sans vergogne par Gainsbourg à Maurice Donnay). Un tel détachement de la vie mondaine (pour ne pas dire de la vie tout court) n’est pas loin de la sublime indifférence pataphysique. Bref, même si ce n’est pas gai-gai, c’est néanmoins plaisant. On en a tant parlé partout que je suppose que vous ne m’en voudrez pas si je ne tartine pas d’avantage sur ce bouquin, d’autant moins qu’il me faut à présent vous conseiller de vous précipiter chez votre libraire pour commander Mortelles voyelles, un véritable bijou de polar dû à Gilles SCHLESSER, paru chez Parigramme, dans la collection « Noir 7.5 ». Rimbaud, Perec, Queneau, l’Oulipo sont au rendez-vous dans ces pages exaltantes, et même Shakespeare (vu que le serial killer rusé signe ses crimes du nom d’Hamlet), sans oublier un solide paquet de figures de style… Ça ne se raconte pas plus que ça ne se lâche une fois la lecture commencée et l’on boit littéralement du petit lait de bout en bout. Je ne veux pas jouer au pion mais j’ai quand même une petite remarque à faire, vu que ça m’a fait sursauter : « Un chat blanc s’est glissé entre les jambes d’Oxymor. Le corps est long, gracieux. La tête est triangulaire, les oreilles pointues. Les yeux, en amande, reflètent une perpétuelle interrogation sur l’existence de l’homme et son insondable vacuité. L’œil droit est bleu, le gauche est orange. Si la Terre est bleue comme une orange, ce chat-là est le maître de la planète. — Viens ici, Aragon. Le chat étant un angora, Oxymor, qui a l’anagramme naturelle comme s’il était né dans la niche du chien, n’a pu résister au plaisir de le surnommer Aragon. » Moi je veux bien, ou plutôt je ne veux pas, car « la Terre est bleue comme une orange » n’est pas un vers d’Aragon mais bien de Paul Éluard !… L’écrivain dont je m’apprête à dire du bien pour suivre commet également une bourde : il s’obstine à employer l’expression « noir comme geai » et va même jusqu’à écrire : Mes cheveux étaient aussi sombres que les plumes du geai ! Primo : le geai n’est point du tout noir (si ce ne sont l’extrémité de sa queue et celles de ses ailes), comme peut l’être le merle ou le corbeau, voire l’âme du Diable. Il est brun clair, tacheté de bleu et de blanc, même que certaines des plumes ornent généralement de façon avantageuse les petits chapeaux tyroliens qui « vont si bien » aux inconditionnels du loden vert, dit « chasseur ». Secundo : le jais (lat. gagates, pierre de Gages, en Lycie) existe bel et bien, c’est une variété de lignite d’un noir brillant, pouvant être polie et taillée. Tertio : d’un noir de jais est tautologique : « Ses cheveux étaient de jais » serait l’expression correcte. Ceci dit, les lecteurs du défunt Siné Hebdo auront dû apprécier une petite rubrique récurrente intitulée « Débaptisons-les ». Son auteur s’inquiétait de voir nombre de rues, d’avenues voire de places porter le nom de franches crapules dont il rappelait les sinistres exploits. Il proposait donc de remplacer ces noms par d’autres, et c’était toujours bien tapé. Cet Étienne LIEBIG commet désormais des articles dans la Mèche, d’ailleurs parmi les plus intéressants de ce nouvel hebdo se voulant « rentre dedans » mais qui ne m’emballe pas trop jusqu’ici… Mais voilà que mon ami Raymond m’apprend que le bougre a déjà écrit
quelques livres, m’incitant fortement à me plonger dans le plus récent. Eh bien, le Parfum de la chatte en noir et autres pastiches érotiques de romans policiers (à La Musardine, 122, rue du Chemin-vert F 75011 Paris) m’a réellement emballé ! Parodiant avec brio le style des grands fauves de la littérature policière, Liebig nous démontre que la plupart de ces « héros » eurent aussi une vie sexuelle, que la bienséance et/ou la censure ne nous permirent pas de soupçonner. On en apprend des vertes et des pas mûres sur les mœurs d’Arsène Lupin, Rouletabille, Sherlock Holmes, Vidocq, Fantomas, Hercule Poirot ou encore Miss Marple. Et on se fend franchement la gueule! Rien qu’un exemple (pour vous donner envie). L’épisode « occulté » des aventures de Sherlock Holmes débute de la sorte : La sonnette du 221 Baker Street retentit et une jeune femme élégante est introduite dans le bureau du détective. Après l’avoir observée intensément, il lâche : — Vous êtes sortie précipitamment de chez vous pour venir me voir après vous être fait sodomiser par un trompettiste roux. Tout est à l’avenant, férocement drôle, insolent, scatologique et tout, et tout. Ça m’a donné envie de lire les autres livres du même (parus aux mêmes éditions) et je me suis tapé la Vie sexuelle de Blanche-Neige, puis Comment draguer la catholique sur les chemins de Compostelle et j’attends avec impatience Comment draguer la militante dans les réunions politiques que je viens de commander. Retenez ce nom : Étienne LIEBIG. C’est du nanan !
Le Somnambule équivoque (382, rue des Vennes 4020 Liège) frappe fort avec quatre nouveaux titres. Deux dans la collection « Fulgurances » : Féroce Éros, de François DAVID, un roman torride dans lequel tous les interdits sont pulvérisés au fil des rencontres entre un homme et une femme dans une même chambre d’hôtel. Angie, de Fidéline DUJEU, l’histoire de Sylvain, sourd depuis l’enfance, qui écrit à Emma, sa mère morte depuis une dizaine d’années, sur lequel veille Angie, bien plus qu’une mère pour lui. Et c’est très émouvant. Dans la collection « Short Stories », Exit, d’Alexandra APPERCE, nous fait partager des moments de la vie plutôt trash de Rebecca, qui nous entraînent dans les milieux de la prostitution et du cinéma porno. Ça se lit d’une traite et ça laisse des traces. Enfin, dans la collection « Som’Ado », ne négligez pas non plus la Protestation, de Guy JIMENES, l’histoire de Bruno, un adolescent fermement décidé à venger la disparition de son père en tuant un militaire. 50 pages assez magnifiques qui ont d’ailleurs débouché sur un spectacle qui, semblerait-il, ne le fut pas moins. Alain de Wasseige, outre qu’il multiplie les expositions exceptionnelles dans sa Galerie 100 Titres (2, rue Cluysenaar – 1060 Bruxelles) continue à nous régaler de publications d’une rare qualité. Voici, pour l’heure, un catalogue des travaux de Frédéric ARDITI (le fils de Pierre), gravures, collages, photomontages et surtout bois gravés d’une extrême justesse, qui font de lui un « grand ». Anne-Marie et Roland Pallade, subtils galeristes lyonnais en ont en tout cas l’intime conviction et défendent son travail bec et ongles. Voici également un nouvel ouvrage de l’ami LENNEP, Un Musée de l’homme (co-édité avec Yellow Now). Certains « personnages » font de leur existence même un espace de création, qu’il s’agisse d’un collectionneur, d’un supporter, d’un retraité, d’un cultivateur d’orchidées, d’un cordonnier, d’un modèle pour photos de charme, voire d’une fermière. Depuis les années 70, Jacques Lennep s’est vivement intéressé à toutes ces figures borderline et les a mises en scène, s’interrogeant dans le même temps sur la nature et le rôle de l’art actuel. L’art a évolué.Aujourd’hui, un artiste ne doit plus fatalement produire des objets d’art. L’art c’est la vie. Tout est art pour tous. Chacun est artiste quelque part. Quoi que vous fassiez, c’est de l’art pour autant que vous en décidiez et qu’on l’inscrive
en tant que tel dans le réseau des rapports humains. Cet aspect de la réflexion et des activités de Lennep, parallèle à sa peinture, valait certes qu’on lui consacre ce beau livre synthèse, émouvant et enrichissant en diable. On plonge sur le dernier numéro (43) d’Histoires littéraires (revue trimestrielle consacrée à la littérature française des XIXème et XXème siècles) consacré aux Chantiers de François CARADEC. Cet épais dossier rassemble des textes inédits, des études, des photographies ainsi qu’une bibliographie très complète de ce quasi omniscient bonhomme qui nous manque tant. Flammarion vient d’ailleurs de publier un ouvrage de plus de 900 pages, intitulé Entre miens. D’Alphonse Allais à Boris Vian, qui réunit les écrits d’histoire littéraire de Caradec, parus, sur une soixantaine d’années, dans différents périodiques aujourd’hui disparus, introuvables, épuisés, volés, détruits, perdus, etc. Va encore falloir le commander, vu que désormais la plupart des marchands de papier qui se targuent du nom de libraires ne savent rien sur à peu près tout. D’ailleurs ils vendraient aussi bien des Nicolas, des Charlotte ou des bintjes car ils ne lisent pas. Même pas les quatrième de couverture. S’ils se prétendaient mélomanes, ils confondraient une Polonaise avec une bourrée…