Ruptures et soudures

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« Je suis née et j’ai grandi dans une famille modeste à Welkenraedt. Mon père était ajusteur et ma mère aide-ménagère. Mes parents sont restés ensemble jusqu’à la disparition de mon père, il y a treize ans. Mais ce n’était pas un couple heureux, et ils auraient mieux fait de se séparer. J’ai deux frères, dont l’un vit en Australie depuis trente-six ans. J’ai eu une enfance et une adolescence difficiles. On n’avait rien. Ni vêtements, ni jouets… Et surtout, mon père nous battait ma mère, mes frères et moi. Un jour, les voisins ont appelé les gendarmes parce qu’il avait cassé le nez de ma mère et quasiment crevé l’œil de mon frère, mais quand les gendarmes sont arrivés, il nous a menacés de nous descendre si on parlait. Alors on n’a rien dit. Ma mère n’est jamais intervenue lorsque mon père nous battait. Au contraire, elle était hystérique et jalouse, et l’incitait parfois à nous frapper en lui racontant des bêtises que nous n’avions pas faites.

Cycles noirs

J’ai arrêté l’école à quinze ans, parce que mes parents voulaient que je gagne ma vie. J’ai donc commencé à travailler à la filature Bailly, puis au lavoir Wiertz.

J’avais hâte de ficher le camp de la maison, alors je me suis mariée dès que j’ai pu. Une belle erreur. Mon mari, avec qui j’ai eu un fils, me battait lui aussi. Je retrouvais en me mariant ce que j’avais tant cherché à fuir. Mais après six ans, je l’ai quitté. Un jour, il m’a vraiment amochée, alors j’ai appelé la gendarmerie. Il a tenté de nier, mais j’ai montré aux gendarmes les traces sur mon corps. Je n’avais nulle part où aller, pas d’argent non plus, alors j’ai appelé mon père qui est venu me chercher. Quand il est arrivé, mon mari lui a dit : « De quoi tu te mêles, toi, tu as bien battu ta fille toute ta vie ! » Je suis donc retournée vivre chez mes parents. C’était un cauchemar de retourner là-bas, mais je n’avais pas d’autre solution. C’est à ce moment-là que j’ai trouvé un emploi chez Copland et que je suis devenue soudeuse. J’ai appris sur le tas. Je suis restée quatre ans chez mes parents. C’est à cette époque que mon père a levé pour la dernière fois la main sur moi. J’avais trente ans. Je lui ai dit : si tu me touches encore une fois, je te tue. Il a eu peur, je pense.

J’ai alors rencontré un autre homme, avec qui j’ai emménagé. On n’ a jamais été amants. Juste des amis qui partageaient la même maison. Il n’était pas violent physiquement, mais il avait l’art de blesser avec les mots, ce qui fait parfois aussi mal. Je ne voulais pas le quitter à cause de mon fils, je ne voulais pas lui imposer une rupture de plus. Mais quand mon fils a quitté la maison, je suis partie aussi.

J’ai vécu quelques temps seule, puis j’ai enfin rencontré quelqu’un dont j’étais vraiment amoureuse. Et c’est là qu’on m’a découvert un cancer de Norton au sein. Ça a suffi pour que mon amoureux s’en aille. Il m’a abandonnée au pire moment. Et j’ai dû me battre seule contre ce cancer. Je n’ai jamais fumé, jamais bu d’alcool. Je suis convaincue que ce cancer était un mal de l’âme, qui s’est nourri de tout ce que j’ai traversé depuis l’enfance. Toutes les emmerdes, je les ai eues. Toutes.

Des murs, encore des murs

A cause du cancer et des traitements que j’ai subis, j’ai perdu toute la force de mon bras droit, et je n’ai plus pu exercer mon métier.

Je me retrouvais sur la mutuelle, à bientôt cinquante ans, et bonne à mettre au rancart. Mais je ne voyais pas les choses comme ça. J’étais trop jeune pour la casse. J’ai alors demandé à faire des formations, mais en étant sur la mutuelle, je ne pouvais pas. Alors, comme j’avais toujours un contrat de travail chez Copland, j’ai demandé un préavis à l’amiable à mon patron, et je me suis retrouvée au chômage. C’est alors que j’ai commencé à me remettre à niveau. J’ai fait une formation en néerlandais. Et, parallèlement, j’ai fait du reiki, et j’ai aussi pratiqué la thérapie du rire. Ça m’a énormément aidée. J’ai repris confiance. Et j’
ai construit un projet.

Je voulais être agent de sécurité dans les aéroports. Au Forem, la dame a tout de suite cassé mon projet. J’étais dans son bureau depuis à peine quelques minutes. J’avais fait une erreur de langage, j’avais dit « aréoport » au lieu d’  « aéroport », et elle a dit qu’elle ne comprenait pas comment quelqu’un qui parlait comme moi pouvait prétendre retrouver un emploi. Mais je ne me suis pas laissée faire. J’ai porté plainte contre elle. Evidemment, ça n’a pas abouti. Et chaque fois que j’essayais une nouvelle filière de formation, je la retrouvais sur mon chemin : le dossier qu’elle m’avait fait continuait à me nuire. J’ai également passé les épreuves pour devenir gardienne de prison, mais comme par hasard, il me manquait un demi-point. On m’a dit que j’avais trop de caractère.

Je suis aussi passée par un stage à Eupen, pour devenir contrôleuse d’horodateurs. Et là, les deux femmes chargées de mon écolage m’ont fait crever. Pendant une semaine, elles m’ont fait marcher pendant des kilomètres sans me donner aucune consigne claire. Une des deux m’a même dit : « tu peux crever par terre, je ne te ramasserais pas ». Et là, j’ai arrêté. Je me suis dit qu’après l’épreuve par laquelle je venais de passer, je ne pouvais pas m’infliger ça, ni physiquement, ni moralement.
Ils feraient bien de réfléchir aux personnes qu’ils mettent derrière les guichets au Forem. En une phrase, certains agents peuvent casser une personne. Si je n’avais pas eu ma force de caractère, quand j’ai eu affaire à cette dame, j’aurais pu très bien rentrer chez moi et faire une bêtise. D’autant plus que j’étais dans une période difficile, à la limite de la dépression. Je faisais énormément d’efforts pour m’en sortir, et au lieu de m’encourager, on me mettait des bâtons dans les roues.

Chemins de traverse

C’est finalement via le Forem de Liège que j’ai trouvé cette formation d’agent d’accueil en tourisme. Ça me correspond bien, j’aime beaucoup le contact avec les gens. Et puis j’avais envie de découvrir quelque chose de neuf, de faire autre chose. J’ai cours tous les jours, et ça dure huit mois. Je suis la plus âgée du groupe. La plus jeune a trente-deux ans. Ce qui est encourageant, c’est que dans ce milieu, et aussi grâce aux stages qu’on fait, je rencontre des gens différents, plus attentionnés, généreux, des personnes qui n’ont rien à voir avec celles que j’ai connues jusqu’ici.

On vit une époque dingue. A cinquante ans, tu es bon à mettre à la poubelle. Et quand tu es chômeur, tu deviens inexistant. Il y a une anecdote qui veut tout dire. L’autre jour, en ville, une jeune fille faisait passer des tests, une sorte de jeu, pour la banque ING. Elle me propose de jouer, j’accepte, et elle me fait gratter un billet. J’avais gagné un porte-cartes. Elle me demande si on peut continuer, je lui dis d’accord, puis elle me demande si j’ai un emploi. Je lui réponds que non, que je suis chômeuse. « Alors le jeu se termine », me dit-elle. Et c’est comme ça pour tout. Quand tu cherches un appartement, si tu es demandeur d’emploi, que tu n’as pas de fiche de paie, le jeu se termine aussi.

J’espère vraiment que cette formation va déboucher sur quelque chose de concret. J’ai vingt-cinq ans de métier derrière moi. J’étais une bonne soudeuse, et j’aimais mon métier, mais physiquement c’est devenu impossible depuis ma maladie. Est-ce une raison pour finir à la casse ? Je suis prête à apprendre, à me remettre à niveau, même si ce n’est pas toujours simple. En informatique, par exemple, ça a tellement évolué. Mais j’essaie. Je m’obstine. Après tout ce que j’ai vécu, maintenant, je veux profiter de la vie. Chaque petit moment, comme boire un café à une terrasse, devient précieux. »

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