Kim Le Quang est le coordinateur du Comité de défense des usagers du CPAS, une association qui tente d’aider les usagers des CPAS dans leurs bras de fer avec la machine administrative. 1 « Les CPAS qui ne tiennent pas compte des sanctions de l’ONEm et acceptent d’ouvrir un dossier au bénéfice de l’usager chômeur exclu, sont plutôt rares. La plupart brandissent comme condition à l’octroi d’une aide une disposition similaire à celle de l’ONEm, à savoir la disponibilité sur le marché de l’emploi et la recherche effective d’un emploi. » Est-ce bien légal ? « Il y a un certain flou, qui permet à chaque CPAS de faire comme bon lui semble. Et il est très tentant pour eux d’opposer aux demandeurs que la sanction de l’ONEm est aussi valable pour le CPAS… » Les chômeurs prêts à engager une action en justice pour contraindre les Centres à les aider sont une minorité.
Le règne de l’arbitraire
« La loi Vande Lanotte de 2002 [qui organise le « droit à l’intégration sociale » d’application dans les CPAS] oblige les Centres à une enquête sociale sur le demandeur (concernant ses revenus, son domicile, etc.) ainsi qu’un encadrement dans un service d’insertion socio-professionnelle. Mais conditionner l’aide sociale à une recherche d’emploi obligatoire est injuste, dans la mesure où les demandeurs, parfois extrêmement fragilisés, accumulant des problèmes de logement, de santé, administratifs, de formation, etc., ne sont pas toujours en mesure de chercher correctement de l’emploi. »
D’autant qu’on n’a pas l’impression que ces intrusions sans cesse plus violentes dans la vie privée et parfois l’intimité des personnes, sous couvert d’« enquêtes sociales», servent forcément à aider les usagers. Très souvent, on y cherchera l’argument qui permettra aux CPAS de refuser une aide. « Nous, les associations », poursuit Kim, « avons demandé que les visites domiciliaires par exemple soient encadrées et non plus laissées à la discrétion des CPAS, car elles sont sujettes à beaucoup d’abus. Contrairement aux chômeurs, les usagers du CPAS ne sont généralement pas syndiqués et se retrouvent totalement démunis et sans soutien organisé. »
Inlassablement, depuis plus de dix ans, Kim mène ce combat presque solitaire d’aider et d’informer les usagers de CPAS sur leurs droits. Presque solitaire, car il peut compter sur le soutien d’un certain nombre d’acteurs sociaux du monde associatif, comme « Solidarités nouvelles » 2, le Syndicat des locataires, Attac-bxl, ou encore le Collectif Solidarité contre l’exclusion (CSCE). « C’est une action de type syndical que nous menons, pour orienter les usagers, alerter les responsables politiques et les gestionnaires de services sociaux. Plusieurs campagnes ciblées ont été réalisées au fil des ans, sur les CPAS d’Ixelles, celui de Saint-Josse, et maintenant celui d’Anderlecht, où les problèmes sont énormes. De plus en plus, on s’est rendu compte que les CPAS ne respectent pas la loi. Notamment les délais : il y a des retards colossaux pour traiter les dossiers. Quatre mois de retard peuvent avoir des conséquences dramatiques pour des usagers qui attendent une réponse pour payer leurs loyers. Certains se retrouvent à la rue, du fait de l’incurie des CPAS. Alors qu’eux-mêmes sont très exigeants, voire tatillons, avec les usagers, ils sont fort peu exigeants avec eux-mêmes. »
L’idéologie de l’activation
A la permanence sociale du Syndicat des locataires, pas loin du CPAS d’Anderlecht, commune populaire du sud-ouest de Bruxelles, tous les cas de figure se présentent. Un Algérien sans papiers. Une dame arabe, avec sa traductrice, en instance de divorce, qui se retrouve sans le sou et sans statut social. Une étudiante belge en rupture
familiale, sans ressource et sans domicile. « A travers des cas concrets de ce genre, on voit les problèmes structurels récurrents, niés par les responsables des CPAS, pour qui il s’agit de « cas marginaux »… » Mais des cas marginaux, Jean Flinker (DAS) 3 en voit treize à la douzaine. Et, toujours, les mêmes récriminations, que les militants associatifs tentent de faire remonter jusqu’aux autorités locales, voire régionales, tout en orientant du mieux qu’ils peuvent les allocataires sociaux. « Principalement, il s’agit des délais. Le cap de l’enquête sociale passé (qui peut prendre un mois), le CPAS a (en principe) l’obligation légale de répondre à une demande dans les cinq jours. En pratique, il faut parfois attendre des mois, parfois, on ne vous répond pas du tout. » Et les chômeurs exclus ? « Ici, on a plutôt affaire aux « clients » habituels des CPAS. D’autant que la sortie du chômage, même pour les exclus de l’Onem, est rarement définitive. La tactique des CPAS confrontés à ces cas, consiste à les remettre au plus vite dans le circuit du droit aux allocations de chômage via des « articles 60 ». 4 Quel que soit le mécanisme de récupération, via des boulots de nettoyage, de balayage de rue, etc. »
Mais que font alors ces gens, qui peuvent se retrouver bloqués entre deux portes, c.-à-d. sans ressources? 5 La solidarité familiale, la débrouille, ne sont pas toujours suffisantes. « L’idéologie de l’activation, de la remise au travail, a largement gagné la sphère de l’aide sociale. » Cela a pu s’appeler « accompagnement », ou se dissimuler sous une terminologie behavioriste pseudo-savante, peu importe: la loi organisant l’intégration sociale a changé, son esprit aussi. Et la politique d’activation des chômeurs, mise en place en juillet 2004, obéit à cet «esprit ». Les effets de cette massive machine de contrôle bureaucratique, qui a maintenant atteint son rythme de croisière, apparaissent de plus en plus clairement : une hausse continue du nombre d’exclusions et de suspensions du bénéfice des allocations de chômage. À ceux qui disent qu’en période de déficit structurel d’emplois, les sanctions liées à l’activation poussent les exclus du chômage vers les CPAS et pas vers le travail, l’Onem et la ministre Joëlle Milquet répondent que, selon une étude réalisée par des chercheurs de la KUL, 10% des personnes sanctionnées seulement font appel aux CPAS, 19% sortent vers un emploi et 25% se retirent du marché du travail – une précédente étude, limitée à la Wallonie avançait le chiffre d’un tiers de chômeurs exclus allant frapper à la porte des CPAS.
« C’est plutôt inquiétant », s’insurge Denis Desbonnet (CSCE). « Qu’il n’y ait qu’une personne sur dix qui se retrouve au CPAS, cela signifie que les neuf autres se retrouvent dans des situations moins favorables encore : travail ultra-précaire, ou au noir, dépendance familiale (avec l’appauvrissement mutuel que signifie presque toujours l’entraide dans des familles précaires), débrouilles diverses, dépendance à la charité privée, voire prostitution ou clochardisation… » Des débrouilles dont les CPAS, le cas échéant, se serviront comme argument pour refuser l’aide à ceux qui, n’en pouvant mais, finiraient par introduire une demande de revenu d’intégration. « Si vous avez vécu pendant trois mois ainsi, pourquoi auriez-vous besoin de nous ? » C’est ce que plus d’un demandeur s’est déjà vu répondre de la part d’un assistant social… La logique de l’activation coince les plus fragiles dans un cauchemar kafkaïen sans issue. A défaut de les remettre au travail. Car les sanctions de l’Onem ne semblent pas avoir d’effet sur l’accès à l’emploi, selon l’enquête de la KUL. Même en tenant compte d’un «
effet de menace » (impossible à mesurer), la comparaison des chiffres de l’accès à l’emploi pour les sanctionnés et pour les non sanctionnés est légèrement favorable aux premiers… Le plan Vandenbroucke n’est même pas efficace. Sauf à faire s’évaporer des statistiques le plus de chômeurs possible, et lifter de belles courbes, qui seront du plus bel effet sur les bureaux des experts de l’OCDE et autres crânes longs cirés au siccatif.
Notes:
- Cf. « Dernier rempart aux abus de l’Etat social actif », in C4, n°127-128, janvier-février 2005. ↩
- Cf. « Chômage, pension, justice, santé : comment s’y retrouver ? », in C4, n°191-192, mai-juin 2010. http://c4.certaine-gaite.org/spip.php?article1649 ↩
- « Défense allocataires sociaux » : http://das.babelleir.be/. ↩
- Cf. « Ensemble ! », journal du Collectif Solidarité contre l’exclusion, n°68, juin 2010 : http://www.asbl-csce.be/. ↩
- « Chômage et CPAS: le risque d’une double exclusion », Bernadette Schaeck, in « Ensemble ! », journal du CSCE octobre-novembre 2009. ↩