Les nègres en littérature

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Les protagonistes :

Le Nègre, représentant de la dernière génération d’une grande famille de Nègres qui aurait traversé l’histoire depuis au moins trois cents ans. Travailleur à mi-temps dans le bâtiment (en noir bien sûr), le gaillard raconte même que, d’après les rumeurs en vigueur dans sa famille, on leur devrait la Bible et le Coran, le Petit Livre Rouge, et jusqu’au dernier best-seller de Beigbeider… Allez savoir !

Ophélie Lallemand, juriste et avocate spécialisée dans la propriété intellectuelle et les droits d’auteur.

Jacques Dubois, sociologue et historien de la littérature, spécialiste des « écrivains du réel », de Balzac à Simenon, auteur d’un essai sur l’œuvre de

Marcel Proust, membre du groupe Mu (qui mène depuis 1967 des travaux interdisciplinaires en rhétorique, en poétique, en sémiotique)

Pierre Husson, écrivain, ex-écrivain public dans le cadre d’un service gratuit à la population

Laurent Demoulin, écrivain, ex-écrivain public dans le cadre d’un service payant proposé par une maison d’édition (autobiographies, histoires d’entreprises…)

Modérateur - Carmelo Virone, écrivain et critique littéraire.

D’un point de vue historique, c’est avec le romantisme que, dans les arts et dans la littérature, la conscience de la signature, de l’identité, du fait qu’un auteur est un auteur, se marque avec force, ainsi que l’explique Jacques Dubois. C’est à ce moment-là qu’a lieu une sorte de sacralisation de l’écrivain. C’est là aussi que la notion de propriété littéraire prend son sens. Au même moment, dans la première moitié du 19ème, se développe un genre littéraire populaire : le feuilleton. Avec ses « épisodes » publiés quotidiennement dans les gazettes, le feuilleton nécessite une production intensive à un rythme soutenu. C’est la raison pour laquelle pas mal de feuilletons de l’époque sont produits par des sortes d’ateliers, où l’on travaille à plusieurs.

On songe évidemment à l’exemple illustre d’Alexandre Dumas et de son nègre, Auguste Maquet. Au début, la collaboration se fait en bonne entente. Ils concevaient ensemble une trame. Maquet faisait le travail lourd de recherche, de labour, et écrivait un premier jet. Puis, Dumas arrivait à la fin, pour mettre du style et apposer la signature. Les choses se sont un peu mal terminées car Maquet, plus tard, a demandé que son nom apparaisse sur les volumes. Il sera éconduit par la justice. Il recevra des dommages et intérêts, mais sans pouvoir mettre son nom sur ce qu’il a co-écrit.

Comme le précise Ophélie Lallemand, la loi ne prévoyait pas à l’époque un droit quelconque pour le nègre. Mais les mentalités ont peu à peu évolué, le public a commencé à attacher de plus en plus d’importance au fait de savoir qui était l’auteur d’un texte, et les lois ont suivi. Aujourd’hui, la loi prévoit pour le nègre un droit de paternité, qui est bien davantage qu’un titre de propriété : c’est un vrai droit de la personne, et il est inaliénable.

Notre Nègre anonyme, qui prétend avoir écrit les discours de Willy Demeyer, suscite le questionnement : un discours politique écrit par un nègre, est-ce une œuvre ? Pour la juriste, il semblerait que oui. Le Nègre du bourgmestre intentera-t-il un procès ? Ne serait-ce pas compromettre l’image de l’entreprise familiale ? Sans compter que les Mireille Darc, Brigitte Lahaye et autres célébrités qui ont décidé tout à coup de publier leurs mémoires ont trop besoin de leurs services.

Mais tout cela amène malgré tout la question du statut du nègre, et de sa juste rémunération. « Nous sommes le lumpen prolétariat de la littérature » scande notre Nègre anonyme. Et d’ajouter que son grand-père, nègre de Simenon, était payé au tarif d’une femme d’ouvrage. Pierre Husson donne le même son de cloche : « en tant qu’écrivain public, j’étais payé en chèques ALE ».

La juriste appuie ces propos en expliquant que les cas de « négritude » littéraire qui se retrouvent devant les tribunaux sont
généralement des cas où le livre finit par être un best-seller vendu à des milliers d’exemplaires. Le nègre refuse alors de se contenter d’une rétribution devenue ridicule au regard du succès de l’oeuvre, et plaide pour une meilleure équité des droits d’auteur.

La figure du nègre et les questions que cela suscite conduisent le débat vers des cas corollaires : plagiats, collectifs d’auteurs (par exemple le groupe Mu, dont faisait partie Jacques Dubois)… Jacques Dubois raconte que, dans le Groupe Mu, le fonctionnement était tel qu’ils étaient tous en quelque sorte nègres les uns des autres.

Comme l’affirme Laurent Demoulin, il est assez clair que la figure du nègre est liée à la notion de commerce littéraire, sous-tendue par la nécessité de production de matière à vendre. Et notre Nègre anonyme est inquiet pour ses affaires. Avec l’évolution de la technologie, il redoute l’apparition d’une sorte de « logiciel nègre » qui mettrait alors au chômage toute sa famille.
L’avenir nous le dira.

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