D’artistes à activistes

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Bruxelles est sous la pression constante de l’aménagement de son territoire. A l’instar d’autres communes bruxelloises, de par sa proximité des institutions européennes, la commune de Saint-Josse-ten-Noode est l’objet de projets d’urbanisme destinés à y attirer une population plus aisée. En 1992, la gentrification bat déjà son plein. Cinq mille mètres carrés de bureaux sont aménagés près des ateliers Mommen. Créés en 1874 par le mécène Félix Mommen, ces ateliers-logements sont uniques en leur genre en Belgique. A la différence de simples ateliers ou de squats, les artistes y vivent en communauté. Ils furent un temps menacés d’éviction par des promoteurs immobiliers. Sentant la pression augmenter, ils décident d’empêcher que l’on fasse main basse sur leurs espaces communs en présentant un projet artistique concret aux pouvoirs publics.

Alertant les médias, séduits par le concept et l’histoire des ateliers-logements, puis obtenant le soutien de la commune de Saint-Josse, les artistes commencent à voir le bout du tunnel lorsqu’un prix valorisant le patrimoine culturel des ateliers leur est décerné par des mécènes privés. “Ça la foutait un peu mal pour les promoteurs”, résume Jean-Louis Struyf, responsable de l’asbl Ateliers Mommen. Les artistes s’engagent dans une course contre la montre: ils déposent une option d’achat prioritaire auprès des promoteurs. Ils ont alors neuf mois pour réunir les 3 millions d’euros nécessaires au financement de la rénovation des ateliers. Ils font appel aux pouvoirs publics au niveau fédéral, régional et communal – une nouvelle page dans l’histoire de la cité Mommen, traditionnellement en retrait de telles considérations. “On n’avait pas le choix”, dit Jean-Louis Struyf. La commune devient propriétaire des ateliers Mommen via la création d’une ‘régie communale autonome’. Cette pirouette juridique permet à la commune d’octroyer aux ateliers plus d’un million d’euros qui financeront des travaux d’aménagement. Cinq cent mille euros supplémentaires sont empruntés par la régie communale autonome. La politique des grandes villes, un projet de financement des environnements urbains du gouvernement fédéral, apporte elle aussi plus d’un million d’euros. Enfin, le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale intervient par le biais de la Commission Royale des Monuments et Sites. Mommen est sauvée. Mais son identité a-t-elle changé?

L’artiste interpelle, interroge, déconstruit la réalité et en propose des interprétations nouvelles. Parfois aussi, il dérange. Ce n’est pas l’art, le “faire”, qui est critiqué mais l’ “être”, l’utilité de l’artiste pour la société. Les collectifs d’artistes sont souvent des patchworks de projets divers. Comment déterminer leur apport au tissu culturel urbain? “Ce sont les deux facettes de la médaille”, explique Lissa Kinnaer, coordinatrice du Réseau des Arts de Bruxelles. “Les artistes ont besoin de subventions pour que leur bâtiment soit vivable. Après, il y a une part de demandes, avec un cahier de charges à suivre. Il y a toujours un risque de perte de contrôle de l’organisation.

Aujourd’hui, c’est la régie communale autonome, composée d’habitants de la commune, d’artistes de Mommen et d’un politicien, qui examine les dossiers de candidature des artistes qui veulent rejoindre la cité. “Certains peuvent se dire qu’on n’a pas de chance d’avoir un pouvoir public comme propriétaire”, dit Jean-Louis Struyf. “Mais on a trouvé une organisation qui nous permet de conserver notre autonomie. La construction de la buanderie, le rangement vélo, tous ces aménagements voulus par la commune, c’est aussi ça, le combat contre la gentrification.

Le cas de Mommen est loin d’être unique. D’autres collectifs d’artistes traversent les mêmes périodes de redéfinition identitaire, souvent causées par des stratégies politiques de réaménagement du territoire. A Lyon, La Friche est un territoire bétonné de 35.000 mètres carrés où se mêlent artistes, gens de passage et du voyage. On y
trouve un char utilisé lors de la dernière biennale de la danse, quelques musiciens, un acrobate, un atelier de vélos, etc. Les frichards sont des rebelles. Ils dérangent. La Ville de Lyon est pressée de reprendre les bâtiments, laissés à l’abandon il y a huit ans (d’où le nom de ‘friche’), pour y aménager une école et des logements. Seuls cinq collectifs d’artistes ont été sélectionnés pour être relogés dans un espace dix fois plus petit. “La ville veut mettre la main sur la direction artistique”, explique Fox Cascadia, un Californien de 36 ans qui a monté l’atelier de vélos et organise des événements pour faire réfléchir les gens sur la mobilité. “Seuls les gens soi-disant rentables ont été invités.” Son atelier de vélos n’est pas sur la liste.

Les frichards reprochent aux pouvoirs publics de ne jamais avoir subventionné les projets artistiques nés à la Friche afin d’en faire un lieu culturel de plus grande importance. Bien que les médias s’intéressent au sort des jeunes artistes, ces ateliers-squats n’existent que depuis huit ans. Les frichards n’ont jamais mis en place de structure organisationnelle. Sans dialogue possible avec les pouvoirs publics, et sans alternatives, les jours tranquilles de la Friche sont comptés.

L’existence de Christiania aussi est remise en question. Mais ce n’est pas la première fois. Au contraire, c’est devenu une rumeur récurrente au sein de ce quartier autonome de Copenhague. La relation des Christianites avec les autorités de la ville a souvent été tendue, notamment parce que la vente de drogues douces y fut tolérée. Les loyers y sont moins chers que dans les quartiers environnants – ils ne couvrent que les charges et le strict nécessaire. Habiter Christiania, c’est accepter les règles de la communauté et s’investir dans des projets collectifs. Il n’est donc pas étonnant que lorsque les pouvoirs publics ont annoncé vouloir construire de nouveaux logements dans le quartier, la gentrification est devenue la principale source de conflits avec les Christianites.

Ils s’immiscent dans nos processus de décision,” estime Kirsten Larsen, porte-parole de la communauté. “A l’heure actuelle, si quelqu’un meurt ou déménage, c’est au voisin de décider qui reprendra sa place. La Ville veut choisir les nouveaux résidents. C’est une façon très maladroite de se mêler de nos affaires”.

La menace qui pèse sur Christiania est difficile à mesurer. C’est une bataille juridique avec la ville, menée au tribunal. Ce sont aussi des tensions latentes. “C’est difficile de rester fidèles à ce que Christiania représente: une tribu urbaine, expérimentale,” explique Britta Lillesoee, actrice et dramaturge danoise installée à Christiania depuis 1974. Loin d’être marginaux, même s’ils privilégient la vie en communauté, les Christianites ne s’isolent pas du reste de la société danoise. Depuis qu’un groupe de chômeurs et de hippies s’est emparé de cet ancien territoire militaire de 35 hectares en 1971, les activités artistiques y foisonnent. Cela fait presque 40 ans que Christiania attire des visiteurs par-delà les frontières – au point parfois de donner à ses quelque 900 habitants la désagréable impression d’être des attractions touristiques. Au fil des années, Britta Lillesoee a tissé des liens solides avec des artistes connus, au Danemark et ailleurs, qui soutiennent son activisme. “Je n’ai pas peur,” dit-elle. “Mais je refuse d’être normalisée.

L’identité des Christianites est fortement influencée, voire galvanisée, par ces tensions constantes. “La pression de l’extérieur est menaçante, mais cela pousse aussi les artistes à travailler plus dur,” dit Lisa Madsen, une comédienne de trente ans installée depuis cinq ans à Christiania. “Heureusement pour nous, les politiciens ne s’en rendent pas compte.” Puis, plus sérieusement: “Des gens vivent ici. Ils vont au lit chaque nuit ici. Le gouvernement ne peut pas nous fermer.

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