Essayons de savoir de quoi nous parlons. Qu’est-ce qu’un tabou au sein d’une collectivité ?
Roland Schmetz, philosophe à l’université de Namur, et Céline Lory, juriste, musicienne et poète, s’accordent sur le fond.
D’après lui, un tabou est « une information, une valeur, une histoire… qui, par la volonté de celui qui le crée pour s’éviter un jugement négatif ou parce qu’il se sent coupable, ne peut être nommée à l’intérieur de la collectivité. Cet élément est bien présent dans l’organisation mais les individus ont du mal à se situer par rapport à lui, à le définir, l’accepter ou le critiquer, le faire évoluer. ».
D’après elle, un tabou est, à la manière de l’homéostasie chez tout être vivant, un élément stabilisateur entre individus au sein d’une société, qui les protège des influences potentiellement néfastes pour le cadre établi, en imposant le silence à son propos. Il faut donc commencer par distinguer le tabou de l’interdit en général, qui n’impose pas le silence et n’empêche pas l’étude ou la critique. Les choses qui nous sont sacrées (le bonheur, le consumérisme, la santé…) invitent au consensus, aux clichés, mais pas au silence.
Relevons ensuite, avec Céline Lory, que « tabouiser» est un acte conscient, délibéré. Deuxième distinction : il s’agit donc de quelque chose de différent de la dénégation du docteur Freud, processus psychologique inconscient, même s’ils ont en commun de vouloir protéger les acteurs par un mécanisme de défense, pour le plus grand plaisir des spectateurs hilares (Tata Jeanne commence à comprendre la métaphore).
Notons aussi que le tabou n’a aucune justification morale; il n’est ni bon ni mauvais en lui-même, il cherche simplement à contourner un problème, à défendre, à préserver.
Remarquons enfin que le silence imposé par le tabou est respecté par ceux qui y trouvent un intérêt. Ils pourraient réagir, parler, nommer, ils en ont la capacité, mais ils ne le font pas, ils se taisent volontairement. Cela signifie, d’après le philosophe Alexandre Kojève, que le tabou incarne une autorité (“La Notion de l’Autorité”, 1942). Plus précisément, c’est son objet (l’information, la valeur, l’histoire…) qui légitime le silence. Si l’intérêt disparait, le tabou tombe.
Des exemples ? « Nos plus forts tabous », selon Roland Schmetz, « concernent la sexualité et les problèmes liés aux relations intra-familiales ». Céline Lory évoque le désir hors relation stable et la haine entre membres d’une même famille. En général, le tabou intervient là où la liberté
individuelle menace la cause commune. Deux questions subsistent : à quoi sert un tabou et comment intervient-il ?
Assurance contre la désorganisation
Les lignes qui précèdent suggèrent la réponse à la première question. La fonction du tabou est de « maintenir un cadre à l’intérieur duquel les personnes vivent dans une relative sécurité », répond Lory ; « une fonction d’évitement : ne pas pouvoir nommer quelque chose, cela permet de ne pas devoir s’en préoccuper », répond Schmetz.
Dans « Les Deux Sources de la Morale et de la Religion » (1932), Henri Bergson définit une fonction psychologique innée chez l’homme : la fonction fabulatrice. Elle permet à celui-ci, instinctivement, de créer une barrière au moyen de son imagination devant des réalités trop dangereuses pour la cohésion du groupe auquel il appartient.
Ainsi, l’intelligence de l’homme trop égoïste le rappelle à ses devoirs sociaux grâce à cette réaction à la fois physique (défense face au danger) et mentale (obéissance à un objet investi d’une autorité, sacré en quelque sorte). Ce sont ces deux propriétés conjuguées qui confèrent le statut de tabou.
Ni plaie ni pansement, le tabou naît donc des compromis qu’exige la vie ensemble. Il dépend étroitement du contexte tout en s’adaptant à toutes les situations. L’homme serait fait, d’après Bergson, pour l’engendrer et l’accepter.
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Tabou : kesako ?
Ce sont des
navigateurs anglais, notamment James Cook, qui, au 18e siècle, traduisent du polynésien les mots « tabu » (nom) et «tapu » (adjectif) en « taboo ». Le premier nomme ce que « Les profanes ne peuvent toucher sans commettre un sacrilège »; le second qualifie ce qui est interdit, sacré. En français, il faut logiquement attendre la traduction du Voyage de Cook, en 1785, pour voir apparaître le terme « tabou ».
Le livre nous apprend que, dans ces sociétés, de nombreux interdits, tant religieux que politiques, doivent être respectés par les autochtones comme par les étrangers. À l’époque, Cook constate leur lien avec l’exercice du pouvoir. L’échelle des tabous, la pyramide de l’autorité et la gradation des peines forment un tout. L’influence du chef se mesure à son respect des tabous ainsi qu’à la rigueur de ses sanctions envers ceux qui les transgressent. La frontière entre tabous fondamentaux et accidentels n’apparaît alors pas non plus très clairement. Caprice d’un homme influent ou loi ancestrale, rafistolage pratique ou impératif catégorique, un tabou n’a pas besoin de prestige pour avoir de l’autorité.
Importé en Europe, le mot et adjectif « tabou » reste rare pendant un siècle. La sociologie naissante l’étend aux sociétés dans lesquelles existe un système analogue à la Polynésie. En 1912, cette extension est critiquée par Durkheim, qui propose « interdit » et « interdiction » mais rien n’y fait, surtout pas Freud et son « Totem et Tabou » (1912 aussi). Le terme gagne même, au cours du 20e siècle, deux définitions générales : ce sur quoi on fait silence, par crainte ou pudeur ; et, dans un sens ironique, ce qui fait l’objet d’un respect exagéré.
Il existe aussi des mots pour désigner l’action. Rendre tabou, «tabouer » dans un premier temps (traduit du « to taboo » des origines), est décliné, au milieu du siècle dernier (1953), en «tabouiser », « tabouisation » et leur contraire, « détabouiser» et « détabouisation ». Mais, on ne les emploie pas beaucoup et pour cause : le bruit qu’ils évoquent ne cadre pas avec la définition statique commune, « ce sur quoi on fait silence ».
Or, notre enquête montre que le tabou est une création humaine volontaire et souvent consciente, une action justement, même s’il s’agit plus précisément d’un réflexe défensif. D’après Bergson, c’est là que réside la plus grande différence entre un tabou à l’occidentale et un tabou traditionnel. Nous identifions l’auteur du tabou, la volonté qui l’incarne, davantage que l’objet du silence.
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Le tabou en pratique
La paternité biologique peut poser problème au sein d’une famille recomposée, par adoption ou après un remariage. Elle indique qu’il n’en a pas toujours été ainsi, que la situation actuelle est artificielle, qu’il pourrait en être autrement; bref, elle remet en cause l’équilibre de la collectivité.
Imaginons un mariage et un enfant qui en naît (une fille, par exemple). Un an après la naissance, le père meurt. La mère se remarie. Un autre enfant (disons un garçon) éclot de ce second mariage. Nous obtenons une famille recomposée, où les statuts du nouveau père et de la fille posent problème. Le ménage souhaite s’épanouir dans la sérénité, comme tout autre, et, pour cela, garder une bonne réputation. Les parents veulent le bien de leurs enfants, qu’ils soient heureux au travail comme en amour.
Instinctivement, si on en croit Bergson, le passé problématique, porteur d’un danger, va devenir sacré donc tabou. Représenté par les parents, il est intégré et accepté délibérément par la fille, qui sait que les énigmes de la première année de sa vie ne trouveront pas de réponse tout de suite et que c’est mieux comme ça, qu’il serait délétère de poser la question. Il est peut-être même ignoré du garçon, qui considère sa demi-sœur comme sa sœur. Si celle-ci apprend plus tard que son père n’est pas son vrai père, elle comprendra qu’elle doit se comporter comme si elle l’ignorait tout autant que son frère, en appelant son beau-père « Papa ».
La famille se protège naturellement d’elle-même; elle
éloigne le péril de la demeure.