17. Luther Blissett – Wu Ming : de l’individu au commun.

Download PDF

On raconte que c’est autour de 1994 que le nom de Luther Blissett commence à circuler dans les réseaux Mail Art. Emprunté à un footballeur anglais, le nom sert de pseudonyme collectif pour un projet international et ouvert: n’importe qui à travers le monde peut l’utiliser pour signer ses performances, ses œuvres d’art ou ses textes théoriques. Il s’agit de créer une réputation, une mythologie – et surtout un cadre à l’intérieur duquel la responsabilité individuelle n’existe plus. Aucune condition ni limitation ne définit l’usage du nom Luther Blissett : il est exactement ce que son réseau de développeurs en fait.

On retrouve Luther Blissett en Scandinavie, dans le Bénélux, en Amérique du Nord ou dans l’Est de l’Europe. En Italie, il va mener un projet de guérilla culturelle : il diffuse des hoax (canulars). Le projet, qui prend un tournure médiactiviste, tente de subvertir l’ordre mass-médiatique en lui inoculant du mensonge à dose homéopathique. Plusieurs émissions de télévision et certains quotidiens tombent dans les panneaux – et Luther Blissett de dévoiler les supercheries en même temps que la crédulité de la presse. Il devient célèbre mais son identité multiple le rend insaisissable par un monde de la culture qui tient à la figure de l’auteur comme à la prunelle de ses yeux (où plutôt comme à son portefeuille…).

En 1999, Luther Blissett publie « Q » 1, un fantastique roman épique, chez Einaudi, gros éditeur italien. Le livre rencontre un succès considérable – notamment en surfant sur les réseaux horizontaux de la puissante culture underground italienne. Mais il n’y aura pas de success story : le Sepuku (suicide rituel des samouraïs) du grand guerrier de la communication avait été décidé bien avant la sortie du livre – démonstration pratique de son projet de désintégration des logiques identitaires (et du star system). L’acte aura lieu lors du nouvel an – juste avant l’an 2000. Ce Sepuku ne saurait être plus qu’une suggestion adressée aux vétérans du Luther Blissett Project : qu’ils laissent à d’autres le soin de développer la réputation de Blissett et qu’ils acceptent de devenir des étrangers dans un monde sans nom, afin d’y construire le nouveau style de cet art martial qu’est la guérilla culturelle.

Quelques temps après ce Sepuku, on verra surgir Wu Ming, un collectif de cinq écrivains bolognais 2. Le groupe tire son nom d’une expression chinoise qui signifie « sans nom » (ou bien « cinq noms », selon la prononciation de la première syllabe). Cet emprunt se comprend comme un hommage à la dissidence chinoise mais aussi comme « un refus de la machine à fabriquer de la célébrité, sur la chaîne de montage de laquelle l’auteur devient une star » 3. Le projet poursuit le développement de plusieurs hypothèses élaborées lors de l’expérience du Luther Blissett Project : utiliser la narration comme technique de lutte 4 et construire une sorte d’éthique du récit (la mitopoïèse) contre l’Agitprop [5]. Certains romans seront écrits en collectif (54, Altaï ou Manituana) et d’autres « en solo » (New Thing ou Havana Glam). Les premiers seront signés Wu Ming, les seconds par le nom d’artiste du « soliste » – qui s’obtient en ajoutant à celui du collectif le chiffre correspondant à l’ordre alphabétique des noms de famille des cinq membres. Ainsi, on sait que c’est Wu Ming 2 qui a écrit « Guerre aux humains » 5.
L’idée n’est pas de construire de l’anonymat – les noms qui se cachent derrière Wu Ming sont connus (même si les visages n’apparaissent qu’en chair et en os et jamais à la télé). Mais de montrer que l’écriture d’un livre, qu’on imagine
individuelle, ne peut être, en réalité, qu’un travail à dimension collective. Comment Wu Ming 1 pourrait-il écrire un livre sans en parler à ses compères? Et comment l’avis de ceux-ci ne pourrait-il pas l’affecter? Comment le style du soliste ne serait-il pas construit par sa participation au collectif? D’emblée, Wu Ming dissout la figure de l’auteur romantique, génie créatif individuel. Il n’y a pas de narration individuelle possible : la langue se construit dans la circulation, elle est collective – tout comme la valeur d’une histoire qui ne s’effectue que dans sa diffusion. Plus qu’un pseudonyme collectif, Wu Ming doit se comprendre comme l’affirmation du caractère directement social de l’individu. Les individus se construisent dans la société (et la société à travers eux).

L’hypothèse a de quoi effrayer l’économie de la culture (et son modèle, le show-biz). Il n’y a plus d’auteur, l’écrivain s’envisage comme un artisan qui travaille une matière directement sociale (le mythe). Des dispositifs tels que ceux du copyright peuvent effectivement se disloquer. Ainsi, les œuvres de Wu Ming (pourtant publiées dans une grande maison d’édition italienne) sont en copyleft et téléchargeables. Non seulement parce qu’interdire légalement qu’une histoire qu’on raconte soit diffusée le plus possible est une absurdité mais, en plus, parce que la gratuité sert le « bouche à oreille» (chiffres de vente de livres à l’appui).

Wu Ming est un laboratoire où se mettent au point des dispositifs qui permettent le développement de l’intelligence collective : Manituana, une aventure qui se déroule juste avant la guerre d’indépendance américaine, est un roman « opensource ». La narration a été développée avec les lecteurs, via un site internet. Les écrivains coordonnent, assemblent, recombinent : comment oser parler de copyright?

Quand Wu Ming affirme vouloir changer le monde en le racontant, la transformation n’est pas que dans l’histoire, elle est tout autant dans la construction de dispositifs de narration – qui voit du collectif là où le show-biz met de l’individuel. L’artiste ne s’engage plus dans la lutte à partir de l’extérieur : sa pratique participe directement d’un art martial politique qu’on pourrait appeler le mediacktisme.

Notes:

  1. traduit en français sous le titre de « L’œil de Carafa » et publié aux éditions du Seuil.
  2. Qui fonctionnent actuellement à 4.
  3. in « Wu Ming Foundation : chi siamo, cosa facciamo », http://www.wumingfoundation.com/index.htm
  4. voir http://www.wumingfoundation.com/italiano/rassegna/WM_interview_Politique_BE.htm
  5. voir http://c4.certaine-gaite.org/spip.php?article1373

Aucun commentaire jusqu'à présent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Archives

Catégories

Auteurs