1. Psychologie de l’espace européen

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Une « psychologie de l’espace » est possible lorsqu’on tente de palper le pouls d’un quartier dans lequel se concentre une activité humaine spécifique. À Bruxelles, les institutions européennes se sont installées dans l’espace compris entre le rond-point Schuman et le boulevard des Arts sur la petite ceinture. Ce territoire d’observation est à priori révélateur, car « une psychosociologie de l’espace essaiera de tenir compte de ce rapport dialectique entre le milieu tel que nous le rencontrons et l’activité humaine qui s’y manifeste, en envisageant la relation de l’homme à l’espace comme un lieu socialement produit, c’est-à-dire comme un élément de la pratique sociale où peuvent s’analyser de manière tangible les conduites. » 1 Comment les institutions ont-elles investi l’espace dans les quartiers de Bruxelles ? Et qu’est-ce que l’observation de ces lieux peut nous apprendre à propos de ces mêmes institutions ?

Tout d’abord, le rond-point Schuman et la Place du Luxembourg peuvent être considérés comme les deux centres du quartier européen. Le rond point Schuman rassemble le Conseil et la Commission, alors qu’aux alentours de la place du Luxembourg il y a le Parlement, le Comité Economique et Social ainsi que le Comité des Régions. Il s’agit des cinq organes qui ont un rôle à jouer dans le processus décisionnel. C’est autour de ces deux centres que se sont implantés les différentes directions générales de la Commission, les représentations des pays auprès de l‘Union européenne, les organes de lobbying, etc.

Si on prend le temps de se promener dans ces quartiers à différents moments de la journée et de la semaine, on peut y saisir les rythmes de vie et les traces laissées par les institutions européennes. Celles-ci sont le fait du marquage volontaire et stratégique, comme par exemple les gigantesques affiches publicitaires sur les façades murées du Berlaymont et du Parlement. Mais il faut aussi tenir compte du marquage involontaire c‘est-à-dire consécutif à l’installation des institutions et le fait de son activité quotidienne – les fonctionnaires et leurs badges, les gardes de sécurité aux entrée et sorties de garage, etc. Contrairement à la volonté annoncée de combler le fossé, ce que l’observation de ce quartier donne à voir pourrait être résumé par le mot séparation. Cela s’illustre de plusieurs manières.

Clivage entre les publics et les styles des cafés et bars

Par exemple, sur la place du Luxembourg, lorsqu’on tourne le dos à l’ancienne gare et qu’on regarde la place, sur le côté droit il y a un série de bars à la mode qui sont envahis par les eurocrates et autres expatriés à Bruxelles dès l’heure de l’apéro, particulièrement le vendredi. Ce jour-là, ils débordent des bars pour envahir les terrasses et les trottoirs. Alors que du côté gauche, il n’y avait que deux cafés fréquentés par les étudiants de l’école Marie Haps, ainsi que les « brusseleirs », vestiges de ce qu’était le quartier avant la construction du Parlement. En s’installant, celui-ci a en effet effacé la vie qui s’y déroulait dans un certain rayonnement. L’ouverture d’un nouveau café « branché » du côté des vestiges résistants annonce-t-elle un futur effacement total de ceux-ci ?

Aux abords du ronds point Schuman (du côté de la rue Franklin ainsi que du côté de la place Jourdan), on peut observer la même séparation entre les bars plus « vieillots » ou même un peu « délabrés » fréquentés par les Bruxellois et les bars modernes et « trendy » fréquentés par les eurocrates. Non seulement chacun est subtilement invité à rester à sa place, « l’organisation spatiale désigne à chacun son champ
d’insertion sociale » 2, mais aussi, ne va-t-on pas, petit à petit, vers un balayage total pour faire place nette? Séparation, donc.

Barrages policiers

Lors des sommets européens, il y a les piétons qui peuvent (les porteurs de badges des institutions) et ceux qui ne peuvent pas (tous les autres) passer par le rond point Schuman. A propos d’une expérience sur des rats, E. Hall dit: « Leur statut social est exprimé en partie par le nombre de zones du territoire qui leur sont ouvertes. Celui-ci est proportionnel à l’élévation du rang. » 3 G-N Fischer, quant à lui, affirme que « si la spécialisation crée la séparation entre les espaces, l’assignation produit la distance. » 4 Après la séparation, la mise à distance.

Le citoyen doit faire le pas

Si vous posez des questions, vous pourriez vous rendre compte que la Commission fait des efforts pour rendre son quartier agréable. En effet, vous pourriez apprendre qu’il y a une exposition au pied du Berlaymont avec des photos de l’évolution du quartier aux alentours du rond-point Schuman. Mais attention, il faut le savoir parce qu’elle se trouve sur le passage piéton qui descend vers l’esplanade du Berlaymont et qui est… bordée d’un mur protégeant le passage du trottoir et de la rue. Autant dire qu’elle ne semble destinée qu’aux personnes se rendant au Berlaymont, ce qui n’est clairement pas le cas du citoyen lambda. Distance, encore.

Enquête et caféine

Il y a trois centres d’information et de documentation dans le quartier européen. L’Infeuropa, qui se situe au rond-point Schuman et est apte à vous procurer des informations à propos du Conseil et de la Commission européenne. Ce centre a réussi à se faire discret même en se situant en plein sur le rond-point en teignant ses vitres, teinture derrière laquelle il y a l’indication comme quoi il s’agit d’un centre d’information. L’Info Point se trouve au pied du Parlement en retrait par rapport à la place du Luxembourg, c’est le centre d’information du Parlement. Il faut déjà s’aventurer sur l’esplanade du Parlement pour le trouver. L’Info Doc quant à lui, se cache encore plus en retrait de la place du Luxembourg. Il y a moyen d’y faire des recherches documentaires mais il faut savoir qu’il existe ou se l’être fait indiquer pour le trouver.

C’est donc à plusieurs voix que l’Europe parle: étant donné qu’ils dépendent de budget différents, ces trois centres distribuent tous des informations différentes et n’essayez pas d’obtenir un document à propos du Parlement dans le centre d’information du Conseil ou inversement, ça n’a rien à voir! De quoi y mélanger ses pinceaux et vous embrouiller dès le départ sur ce que c’est « l’Europe ». Mais en tous cas, personne ne pourra se plaindre de manquer d’informations. Même si vous arrivez avec une question précise dans un de ces centres, vous vous voyez ressortir avec une quantité écrasante et décourageante de dépliants, de brochures et de cartes. Le tout brillant et reluisant d’un design plus que léché mais essayez de les lire et un bâillement irrésistible s’emparera de tout votre être… Quand il s’agit de l’Europe, n’y a-t-il donc pas moyen de recevoir des réponses simples et claires? Séparation, une bonne dose de distance suivi d’un passage labyrinthique.

Distance dans le langage utilisé

Une fois que le pas est fait, et que, dans la masse, vous avez trouvé ce que vous cherchiez, le parcours du combattant n’est pas terminé: il faut apprendre à parler « européen ». En effet, le langage des institutions est pour le moins ardu et parmi toute la documentation disponible, très peu a fait l’objet d’une véritable vulgarisation. C’est peut-être juste histoire d’enfoncer le clou … et donc de maintenir le fossé bien béant ! Le tout saupoudré de brouillard.

Après cette brève analyse de l’
espace du quartier européen, on constate que, malgré les belles intentions et les grandes annonces, celui-ci reflète plus que tout le gouffre qui sépare les institutions européennes et les citoyens. Pour mieux communiquer, il ne suffit pas d’améliorer l’esthétique du message par un graphisme de dernier cri, il faut, et c’est tellement plus demandant, tenir compte et s’adapter aux destinataires… les fameux citoyens.

Cet article est la vulgarisation d’un travail effectué dans le cadre d’un DEA en communication à l’UCL.

Notes:

  1. Gustave-Nicolas FISCHER, « La psychologie de l’espace », Presses universitaires de France, 1981, p.23. Autre référence intéressante à propos de l’aménagement de l’espace: Florence CARION et Aurore VAN DE WINKEL, « Approche esthétique de l’organisation: le cas des salles de cinéma », Recherches en communication, n°18, Espace organisationnel et architecture, 2002.
  2. Idem, p.54.
  3. Edward T. HALL, « La dimension cachée », Editions du Seuil, 1971, p.47.
  4. Gustave-Nicolas FISCHER, « Psychologie sociale de l’environnement », Editions Privat, 1992, p. 77.

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