Commençons par un grand type, si vous le voulez bien, qui n’a vécu que 31 ans mais qui nous a laissé des poèmes génialement tapés. Gaston COUTÉ, « le Gâs qu’a mal tourné », dont les éditions Regain de lecture rééditent les plus beaux textes était le chantre des gueux, des damnés de la terre et, comme l’a dit Victor Méric, « flagellait les tartuferies, magnifiait les misères, pleurait sur les réprouvés et sonnait le tocsin des révoltes ». C’est sans doute ce qui lui vaut d’avoir toujours une audience que bien d’autres poètes de l’époque ont perdue. En effet, après Piaf, Patachou ou Lavilliers, qui interprétèrent ses complaintes, aujourd’hui des groupes de musique rap, électro, techno et hip-hop emboîtent le pas, mettant moult chansons de Couté à leur répertoire. Né à Beaugency en 1880, il passa sa prime jeunesse, rebelle déjà, à Meung-sur-Loire avant de « monter à » Paris en 1898. Son œuvre, écrite le plus souvent en « parler » beauceron, aurait pu ne rester que celle d’un bon poète « régional » mais sa langue virulente, où les mots drus éclatent, où les formules à l’emporte-pièce font balles, lui valut un succès immédiat dans les cabarets de la Butte Montmartre, succès qui perdure un siècle après ! Éternel réfractaire, fiché par la police comme anarchiste (il fut même inculpé pour « apologie du crime » et outrage à magistrat), il multiplie les chansons contestataires, anticléricales, antimilitaristes ou pacifistes, dans lesquelles il fustige l’hypocrisie sociale et cingle les vices humains. Miné par l’abus d’absinthe, la misère et la phtisie, il rendra son âme réfractaire en 1911, à l’hôpital Lariboisière. Ses parents, ayant exigé qu’il soit inhumé à Meung-sur-Loire, vinrent chercher sa dépouille à Paris. Un cortège funèbre, fort de plus de deux cents personnes, composé de poètes, chansonniers, artistes, syndicalistes voire anarchistes notoires, l’accompagna jusqu’au quai de la gare d’Orléans. Sur un boulevard, des ouvriers terrassiers du métropolitain arrêtèrent leur travail, firent une double haie d’honneur puis s’emparèrent de la bière et la hissèrent sur leurs épaules. Xavier Privas conclut le discours qu’il prononça par ceci : « Les pauvres diables de la ville, les humbles, les opprimés, tous les parias qu’il a défendus avec tant de courage et de fermeté puiseront dans ses vers l’énergie nécessaire à la lutte pour cette vie misérable, que le grand Shakespeare définit par ces mots : Demain et demain, c’est ainsi que, de jour en jour, à petits pas, nous nous glissons jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit sur le livre de nos destins, et tous nos hiers n’ont été que des fous qui nous ont ouvert la route vers la poussière et la mort. La vie, ce n’est qu’une ombre qui marche, un pauvre comédien qui gambade et s’agite sur le théâtre pendant l’heure qui lui est accordée, et dont on n’entend plus parler ensuite ; c’est un conte plein de tapage et de fureur et qui ne signifie rien.
Un autre génie de Montmartre, Érik Satie, se voit gratifié, chez Fayard, d’une biographie (musicale) d’importance. Jean-Pierre ARMENGAUD, pianiste-concertiste et musicologue (ayant d’ailleurs enregistré avec brio l’intégrale des pièces pour piano du bonhomme) sait visiblement de qui et de quoi il parle, « prend la musique au mot, met les œuvres et les textes de Satie, qui les accompagnent, sur le gril de son scalpel auditif ». Prenant pas mal de distance par rapport aux idées reçues (ayant trop tendance à marginaliser le compositeur dans la loufoquerie et le minimaliste indigent), il rend admirablement compte des extrêmes qui furent le fait de la vie mystérieuse de l’homme d’Arcueil, qui « a changé notre écoute et laisse une trace ironique dans laquelle se sont glissés bien des musiciens du XXème siècle qui constituent sa postérité ». Un très utile Catalogue des œuvres complète cet ouvrage pointu, d’une lecture indispensable, évidemment. Restons dans cette époque qui ne finira jamais de nous étonner et dévorons le Dictionnaire
de la racaille, le manuscrit d’un commissaire parisien au XIXème siècle, que présente l’irremplaçable Bruno FULIGNI chez Horay, dans la merveilleuse collection « Cabinet de curiosité(s) ». Le manuscrit d’Adolphe GRONFIER (1846-1893) aurait très pu ne jamais nous parvenir. En effet, c’est dans les deux gros tomes d’un recueil officiel, le Dictionnaire général de police administrative et judiciaire (1875), ouvrage destiné à servir de vade mecum aux commissaires de police empêtrés dans les subtilités de la procédure, qu’il fut découvert par le romancier Hervé Jubert. Au printemps 1998, sur une brocante du boulevard Voltaire, celui-ci farfouillait dans les caisses de vieux livres quand il fut attiré par les curieuses notes marginales, tracées à l’encre d’une main minutieuse dans les deux volumes en question. « Parfois le texte imprimé apparaît comme enchâssé dans le texte manuscrit, qui occupe toutes les bordures et jusqu’au moindre espace laissé libre par la typographie. Les pages blanches sont colonisées par la même écriture infime, quand le mystérieux rédacteur n’a pas truffé l’ouvrage de feuillets amovibles, encollés d’un côté et tout couverts de sa glose. » Ces stigmates l’incitèrent à acquérir ces livres (pour un prix modique), ce qui nous permet aujourd’hui de nous délecter du propre « dictionnaire » du commissaire écrivain, qui se fit l’encyclopédiste de la racaille, un document extraordinaire sur les bas-fonds et leurs habitants, proprement sidérant de réalisme. « Dans le Paris d’Adolphe Gronfier, on mange du pain à la craie et des pâtisseries aux hydrocarbures. Le passant croise les rastaquouères pour femmes, les faux épileptiques, les robignoleurs. On joue au calot, à la ratière, à la bourguignotte ou à la boule orientale. On va se mesurer aux lutteurs de foire ou contempler la femme-torpille dans sa baraque. On confie son courrier à la femme-boîte aux lettres, on boit du casse-poitrine avec Sacha de la Glacière, le Prince de la Villette et autres terreurs des bas-fonds. On visite des lieux aussi mal famés que l’infirmerie du Dépôt, la fourrière, la morgue, la mystérieuse halle aux faits divers ou les épouvantables fabriques de culs-de-jatte… » Ethnologue sans le savoir, décrivant tel un patient entomologiste, ce greffier ronchon des mauvais lieux parisiens et de leur faune interlope nous a laissé là une manière de Comédie humaine qui aura mis 117 ans pour, quasi miraculeusement, nous parvenir en librairie.
Un autre inspecteur (ou plutôt détective) qui se doit de retenir toute notre attention c’est l’Irlandais Jonathan Gibbey (de Scotland Yard) qui, devenu immortel (vous verrez pourquoi) mène ses enquêtes à travers l’Histoire, passée ou future, depuis les prétendues origines du crime (la mort d’Abel) jusqu’après le septième coup de trompette de l’Apocalypse qui marque la fin du monde. Assisté par Jerlock, un infaillible ordinateur humanoïde surnommé « la Terreur de la Pègre », il nous promène de Noé à Jonas et de Jésus à Hitler mais aussi dans les pages de romans célèbres (de Lautréamont, Flaubert, Dickens ou Queneau), abolissant ainsi les barrières du temps ou les frontières entre l’imaginaire et le réel voire entre les auteurs et leurs personnages. Parfois aussi, il se doit de résoudre des énigmes posées par l’herméticité de locaux où furent perpétrés quelque horrible assassinat. Tout cela nous est raconté par J. BARINE, pseudonyme sous lequel se cachent deux polygraphes qui se sont instaurés les biographes officiels du prodigieux Gibbey. C’est d’une confondante subtilité et très souvent d’une exquise drôlerie. On ne rate pas ces deux livres Recherches dans le temps perdu (Bibliothèque oulipopienne n°1) et Chambres closes et crimes impossibles (Bibliothèque oulipopienne n°2) (15 euros chacun, franco), que l’on commande au Cymbalum Pataphysicum, 11, rue de Courtaumont F 51500 Sermiers. Les obéissants me remercieront de leur avoir fait découvrir ces merveilles. De l’ordre du sublime aussi s’avère Des
mystifications littéraires de Jacques FINNÉ (José Corti, les Essais). À mille lieues de l’emmerdrant du style ubuniversitaire, l’auteur nous apprend à peu près tout ce qu’il est bon de savoir sur ce phénomène, aussi vieux que la littérature elle-même. Du plagiat aux apocryphes, des pseudonymes aux supposés, des mystifications « pour du rire » à celles motivées par l’intérêt ou la haine, nous voyageons de la Chasse spirituelle aux Protocoles des Sages de Sion, d’Ossian à Adoré Floupette et de Potocki à Clara Gazul, pour terminer par des pages exaltantes sur Howard Phillips Lovecraft et son Necronomicon. Un seul mot convient : Brillantissime! Ce n’est pas le cas des pastiches (prétendument) « cochons » que Christine BRUSSON nous assène aux éditions des Équateurs, les Dessous de la littérature. Ce recueil censé « nous enchanter » en dépoussiérant les œuvres, descendues de leur piédestal, brisant les tabous du sexe et délivrant enfin leurs fantasmes est un ramassis de ratages, dépourvu de la saveur d’un coruscant mauvais goût qui jamais n’arrive. Tellement dispensable qu’on passe vite à autre chose… Essayez donc de dénicher, par exemple, la réédition de la Diligence de Lyon, de Richard LESCLIDE (Dentu, 1890), savamment préfacé par André Blavier (Éditions du Griot, 34, rue Yves Kermen F 92100 Boulogne), du moins si c’est toujours disponible (ça date de 1990). Les tribulations de Lord Algerton, en quête d’une mythique position amoureuse provoquant la jouissance suprême, nous promènent dans tous les bordels d’Europe pour notre plus grande joie. Quel roman, mes amis, quel roman mirifique !
Intermède en images : On boit du petit lait en redécouvrant, grâce à Glénat, les imparables dessins de l’immense REISER sur le thème de l’Écologie (la Pollution, les Espèces menacées, l’Énergie solaire, le Nucléaire, etc.). Parus entre 1968 et 1982 dans Pilote, la Gueule Ouverte, Charlie Hebdo, Hara-Kiri ou le Nouvel Observateur, tous ces pétards réunis font un bien fou. Je n’ai pas détesté non plus l’initiative d’OIRY et TRAP qui, s’inspirant librement des chefs-d’œuvre de Louis Forton, se sont mis en tête de ressusciter les Pieds Nickelés (1. Pas si mal logés – 2. Bio-profiteurs) (Delcourt). Ça fait du bien de voir qu’on n’oublie pas encore Croquignol, Filochard et Ribouldingue, trinité, Saints du Calendrier pataphysique pour la date du 10 Tatane (soit le 23 juillet vulg.). Un autre zig qui nous raconte une histoire très librement adaptée du roman éponyme de Carlo Collodi, c’est WINSHLUSS et son Pinocchio paru aux Requins marteaux. C’est perpétuellement décoiffant, inventif en diable, d’un cynisme du meilleur aloi et dessiné avec maestria. 100% Grandiose. Ça faisait longtemps qu’une B.D. ne m’avait plus fait cet effet-là !
Café Belgique, Humour… humeurs et méchancetés de nos comptoirs que nous livre Bernard MARLIÈRE (Jourdan éditions) m’a gentiment déçu. C’est du sous Gourio et même si l’une ou l’autre « brève » ça et là peut faire rioter, on reste un peu sur sa faim car jamais on ne sort « vraiment » du politiquement correct. Autocensure ? Christian Beck, un curieux personnage, que nous présente son arrière-petite-fille Béatrice SZAPIRO (Arléa), a le mérite d’exister. Le tutoiement adopté agace un peu mais on suit avec intérêt l’itinéraire déconcertant de celui qui servit de modèle à Bosse-de-Nage dans le Faustroll de Jarry, écrivain, poète, philosophe, vagabond, né à Verviers et qui fut, de ce fait, très cher à l’ami Blavier, qui nous en apprit jadis sur lui bien davantage. Un sublime petit BARTELT que vous risqueriez de louper : Parures (Éditions de l’Atelier in 8, coll. Polaroid). Une mère vit avec son garçon dans une cité pouilleuse, ce qui ne l’empêche pas de vouloir perpétuellement que son rejeton soit sapé comme un Milord. Le pauvret, dont les instituteurs se moquent, est méprisé sinon malmené par les mômes du quartier. Un pauvre doit ressembler à un pauvre, c’est la Loi… Je ne vous raconte pas la
suite : zavez qu’à lire ces 65 pages d’une traite… Enfin, le roman qui m’a le plus « scotché » cet été c’est le Seigneur des ânes, d’Éric DEJAEGER (MaelstrÖm reÉvolution). On sait que, de nos jours, le métier de prof n’est pas toujours rose et que les prétendues « réformes » émanant de la glaire qui tient lieu de cervelle aux politiciens « inspirés » qui les pondent ne font rien que semer la Merdre dans la pagaille. Les « bahuts » du futur dans lesquels nous amène l’auteur ont de quoi nous glacer le sang. Les enseignants sont enfermés dans un « blockal », qui les met peut-être à l’abri des crachats et des jets d’œufs mais pas totalement en sécurité vu que les vitres ne sont pas (encore) pare-balles ! Certains chapitres sont du genre inoubliables (École à discrimination positive – Coopérant – Par-delà la motivation) et l’on sort de ce bouquin en se disant que, si c’était à refaire, on n’aurait même plus le courage d’apprendre à lire. C’est d’un humour parfaitement noir de noir et d’une écriture à l’alacrité jubilatoire. Là-dessus, je vais ouvrir une Chimay bleue en hommage à l’Éric, qui en raffole. À plus…