«?La rue, c’est le désordre?»

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Même s’ils préfèreraient l’oublier, les Bruxellois ont tous dans un coin de leur mémoire les frasques de l’ancien bourgmestre Michel Demaret. On lui doit des phrases immortelles, comme celle où il reconnaissait qu’« à la Ville de Bruxelles, il y a 1800 policiers : on ne peut pas demander à tous d’être intelligent. » L’homme est décédé trop prématurément pour que l’on sache s’il pensait que cette puissante analyse pouvait s’appliquer aussi au personnel politique. Tout au plus sait-on, grâce au reportage «Strip tease », qu’il avouait publiquement être largement payé pour faire la « zwanze » au Parlement régional, où il siégeait également.

On ne put jamais ôter le siège à ce poète inspiré qui, entre autres hauts faits politiques, fit enlever les 150 bancs publics des boulevards du centre de Bruxelles, au motif qu’ils étaient squattés par les SDF. C’était en octobre 1993. Au Conseil communal, « Dikke Mich », qui avait été videur dans ses vertes années, y alla d’une savante typologie en quatre points, qui distinguait les bons pauvres, ceux qui ne demandent rien à personne et qui sont le plus discret qui soit, si possible même, invisibles, de tous les faux, les drogués, les voleurs, les étrangers. L’homme, qui accueillit l’empereur du Japon en personne, était très soucieux de l’« image de marque » de la ville. Il répondait ainsi à celui qui sera son successeur au siège mayoral, le libéral De Donnea, qui a tant fait pour la tranquillité des braves gens qu’il en a cassé toute vie nocturne dans le centre. Appartenance particratique oblige, « FXDD » fit semblant de s’opposer à Dikke Mich, mais dès qu’installé au bureau du pouvoir, il s’en prit aux mendiants de la capitale. Sans succès, ses mesures de harcèlement ont été cassées par le pouvoir de tutelle. Son héritière, la chef de groupe MR à la Ville de Bruxelles Marion Lemesre, tente de poursuivre dans cette veine humanitaire.

Fast seating

En Belgique, terre du compromis bancal, personne n’a jamais raison tout seul, bourgeois ucclois et SDF ronflant sont donc renvoyé dos-à-dos, et Bruxelles a recouvré ses bancs, en partie du moins. On veille seulement à ce que les nouveaux soient un peu plus « design » et un peu moins confortables. La tendance actuelle est d’ailleurs à la substitution du vieux banc public léopoldien par des reposoirs. On ne s’assied plus vraiment, on s’appuie. C’est que certains appellent du « fast seat ». Car pour les ingénieurs de la ville qui ont les faveurs des décideurs, la station assise est une hérésie pour la circulatoire abstraite que doit être une ville bien tenue, faites de flux consommatoires.

Très logiquement, le marché du mobilier urbain, en Belgique comme en France, a été concédé à un publicitaire, Jean-Claude Decaux. Dans un petit reportage de 1973 consacré au mobilier urbain (lampadaires, fontaines Wallace, colonnes Maurice, entrées de métro Guimard, bancs publics, parcmètres, cabines téléphoniques, etc.), visible dans les archives de l’INA, un intervenant déplorait le détournement du mobilier urbain en support publicitaire, comme c’est le cas des abribus Decaux. Lui répondant, le pédégé Jean-Claude Decaux résumait déjà bien tout le paradoxe qu’induit (selon lui) la présence des bancs dans l’espace public : alors que certains usagers, les retraités par exemple, sont tout à fait légitimes, d’autres, « au spectacle pas très agréable » s’y installent. Pour lui, la réponse à cette situation consiste à ne pas installer de bancs publics. Cqfd.

Les nostalgiques, ceux qui se souviennent de l’époque où les voitures n’étaient pas prépondérantes dans nos rues, où celles-ci étaient encore le lieu de toutes les interactions sociales, où les vieilles dames avaient un endroit où s’asseoir et bavarder, où les enfants pouvaient jouer et vivre dans ce qu’on appelait une communauté, ces rêveurs dans le vide n’ont pas pris la mesure qu’un espace qui n’est pas éventré par une voie rapide n’est pas vraiment public. Ni qu’un impérieux souci de modernité nous dicte de déserter ces
rues où s’entassent les misères du monde et de vivre retranchés dans nos maisons. C’est si joli de regarder la pluie tomber sur les carreaux d’une véranda Willems.

Nos voisins français, eux, sont passés à la contre-offensive. Des dispositifs ingénieux se multiplient pour regagner le terrain perdu. Piques, plan inclinés, faux cactus sont mis en place dans de plus en plus de villes pour en chasser les SDF, là où ils traînent leurs carcasses disgracieuses : recoins, halls, marches d’entrée… L’imagination est au pouvoir, à telle enseigne qu’Arnaud Elfort et Guillaume Schaller, du collectif d’artistes Survival Group, ont photographié ce drôle de mobilier pour en établir une taxinomie et pour démontrer leur impact sur l’espace urbain. Une expo a eu lieu à Paris fin 2009.

Cette logique d’aménagement urbain dissuasive envers les plus démunis mène à la disparition progressive des « interstices », à la fin des espaces résiduels. L’espace urbain « défendable » est redessiné de manière à faciliter le maintien de l’ordre ou, à tout le moins, à empêcher l’incursion et les agissements de certaines « figures menaçantes » : recoins et impasses supprimées, comme derrière la Grand Place, murets, sinuosités ou buissons rabotés, comme sur les nouvelles places réaménagées (Flagey, ou encore le projet pour la place Rogier).

Si le phénomène est encore relativement marginal chez nous, il a déjà largement gagné de grandes métropoles européennes, où les inégalités sociales sont encore davantage creusées. En 2006, à Londres, un groupe de militants réinstallent des bancs publics là où la municipalité les avait enlevés. Baptisée «guerilla benching », cette action des défenseurs d’un espace public convivial dénonce le polissage de nos rues par les autorités. En France aussi, la résistance s’organise sous forme d’une « apologie des bancs publics ». 1 Résister à ce que Mike Davis appelle «l’écologie de la peur ».

« Lorsqu’on a supprimé la rue », écrivait Henri Lefebvre dans « La révolution urbaine » (Gallimard; 1970), « on a vu les conséquences : l’extinction de toute vie, la réduction de la ville au “dortoir”, la fonctionnarisation aberrante de l’existence… La rue, c’est le désordre, ce désordre vit, il informe, il surprend. Lieu de parole, lieu d’échange pour les mots et pour les signes autant que pour les choses. »

Notes:

  1. Pour reprendre le nom du fort instructif weblog d’un géographe rennois, qui compile des données sur la question, et d’où sont reprises une partie des infos de ce texte : http://bancspublics.canalblog.com/.

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