Dis-moi qui je suis et je serais…

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« Nous parlions la même langue / Nous célébrions le même dieu / Nous partagions la même culture. » 1

C’est l’histoire d’une tentative de classification humaine. Il était une fois l’homme Blanc, avide de conquête, de richesse, de connaissance. Il était une fois une terre couleur latérite et un Pays des Mille Collines, écrin de la source du Nil. Il était une fois les hommes Noirs, ou l’homme Noir et ses multiples identités. Un tableau qui au départ semble proche du paradis terrestre, mais qui au fil des siècles s’effrite pour laisser apparaître une dominante rouge sang.

L’histoire du génocide rwandais, c’est en partie une histoire d’identité.
Pour comprendre l’évolution de ce peuple, il est nécessaire de prendre en considération le poids des mots, de revenir sur les diverses facettes identitaires supportées par ce peuple.

Comment la perception d’un langage et d’une culture à l’époque de la colonisation a-t-elle abouti à la conséquence tragique de 1994 ? Cette logique de meurtre systématique qui invite les Hutus au « travail » et au « nettoyage » des Tutsis.

La graine de la haine Tutsi-Hutu a incontestablement été semée à l’arrivée des premiers explorateurs allemands (1894), suivie par l’occupation des Belges (1916). Il ne faut cependant pas croire que le Rwanda était un pays de quiétude : des luttes entre clans étaient fréquentes, mais elles ne reposaient pas sur la logique séparatiste connue aujourd’hui.

Avec eux, les colons ont amené leur propre logique sociale, qu’ils ont plaquée sur celle d’un pays qu’ils ne comprenaient pas. à cette époque, découvrir en Afrique des royaumes structurés et dirigés par des Noirs, êtres « primitifs », était inconcevable pour l’homme occidental. Par « chance », le Rwanda est aussi peuplé d’hommes dont le type physique correspond davantage aux canevas de beautés européens. Il s’agit des Tutsis. Ces hommes de grande taille, aux traits fins et à la peau plus claire, ont permis aux Européens de faire référence à la Bible et de comparer les Tutsis aux descendants de Noé, le peuple hamitique. Ajoutez à cela la géographie du lieu, et voici réunis les parfaits ingrédients pour voir émerger un peuple « d’élus » au détriment des autres.

Rassuré par cette théorie ancienne, l’homme blanc considère dès lors le Tutsi comme un parent éloigné qui a su dominer le « nègre » dit primitif, c’est-à-dire le Hutu et le Twa (longtemps assimilé aux Pygmées). Ainsi naît l’opposition dite «ethnique » entre les différents groupes existant au Rwanda : les Tutsis, les Hutus et les Twas.

Cette obsession qu’a l’homme blanc de catégoriser, de hiérarchiser, de cloisonner les peuples en prenant soin de rester la référence, le supérieur, va rapidement modifier le paysage rwandais.

Avant la colonisation, il n’existait au Rwanda qu’une seule « ethnie » rwandaise.  2 D’ailleurs, ce mot occidental ne correspond à aucune notion de la langue kinyarwandaise. Parler de « clan » aurait été possible, bien que cela inclue une tout autre logique. Effectivement, le Rwanda a en son sein une vingtaine de clans, mais tous possèdent leur lot de Tutsis, de Hutus et de Twas. Quant à l’usage du mot « race », longtemps repris par les missionnaires, les savants et les colons, il se fonde sur des différences physiques, accompagnées de qualités morales, facilement reconnaissables :

« – Le Tutsi est immense, une espèce de géant, très maigre, dont le front est grand, le nez mince et allongé, les lèvres fines, la peau claire et cuivrée. Il dégage une
impression de noblesse et d’élégance. Avec cela, le Tutsi est : intelligent, menteur, rusé et cruel, naturellement fait pour le commandement, etc.

Le Hutu est toujours décrit comme, je cite : ≤le nègre commun≤. C’est-à-dire : la face ronde, la peau très noire, le nez épaté, les lèvres énormes. Son caractère est naïf, travailleur si l’on est sévère, bon et joyeux si l’on est juste avec lui, facilement chrétien, etc.
Le Twa est un demi-singe, laid, sale, grossier, fait pour les basses œuvres. »  3

Ces clichés, absurdes aujourd’hui, vont être inculqués et appliqués durant plus d’un siècle.  4

L’administration belge, en 1931, rend obligatoire la mention « ethnique » sur la carte d’identité. Mais que faire quand le physique ne correspond pas à la «catégorie » ?

L’administration a tranché en fonction du nombre de vaches que possède l’individu. La réalité est plus complexe. Posséder des vaches était un signe de richesse et même si la plupart des éleveurs étaient tutsis, il n’était pas rare de voir un Hutu recevoir une vache du roi en guise de remerciement pour service rendu.

Sans compter que la frontière entre les deux « ethnies » n’est pas absolue. Un Hutu pouvait devenir Tutsi et inversement en fonction des actions accomplies. Cette catégorisation établie par les missionnaires a négligé ces subtilités du fonctionnement social rwandais. Une fois la supériorité des Tutsis décrétée, les étrangers les ont placés à des postes à responsabilités militaires ou administratives, sans faire cas des régions où la place des dirigeants avait toujours été attribuée à des Hutus ou à des Twas. Tout cela va marquer la séparation définitive entre les groupes.

N’oublions pas un autre ingrédient participant à la déstabilisation d’un peuple : le pouvoir religieux. Colonisation et conversion — de gré ou de force — sont des éléments qui vont de pair. À la différence des colonies classiques, le Pays des Mille collines ne connaît pas l’arrivée massive d’européens. Par manque d’effectifs, les Allemands, puis les Belges, vont s’appuyer sur le pouvoir local exercé par le Muami, c’est–à-dire le roi. Il s’agit d’une administration indirecte ; ensuite, ils compteront sur l’aide des missionnaires catholiques majoritaires dans le pays. Contrairement à de nombreux peuples africains, le Rwandais connaît un dieu unique : Imana. Une aubaine pour l’église qui va jouer un rôle crucial dans la ségrégation de la population.

Certains Pères Blancs prennent parti pour les Hutus car, d’une part, ils dominaient aussi certaines régions, et d’autre part, ils étaient plus réceptifs que les Tutsis à la conversion. Il reste toutefois difficile de rivaliser avec les arguments du vicaire apostolique Mgr Classe, qui avait une fascination pour les Tutsis. Il va jusqu’à conseiller un système d’éducation séparée pour les enfants hutus et tutsis. Il devient dès lors compréhensible de voir apparaître certaines rancoeurs entre les différents groupes.

Avec la fin des années 50 souffle un vent d’indépendance sur l’Afrique, y compris au Rwanda. L’indépendance est souhaitée par le roi et les dirigeants tutsis. Ils veulent également séparer le pouvoir de l’état et de l’église. L’église, elle, ne l’entend pas de la sorte. C’est à cette même époque que de nouveaux Pères Blancs d’origine flamande débarquent dans le pays . L’historien Ian Linden évoque le fait que « des fonctionnaires flamands, qui subissaient mal la domination wallonne en Belgique,
se seraient identifiés aux paysans hutus opprimés par leurs “seigneurs” tutsis
 ». Ces fonctionnaires dénoncent les privilèges accordés à une race plutôt qu’à l’autre et ils prennent position pour les Hutus. Ce nouveau bouleversement entraîne la révolution de 1959.

Au-delà de cette révolution se cache une autre réalité, celle des premières tueries de Tutsis qui les obligent à l’exil. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple prise de pouvoir.

Le colon et sa perception d’une population et de sa culture, ainsi que les qualificatifs employés pour décrire les Rwandais, ont joué un rôle-clé dans la montée de la haine qui a conduit au génocide de 1994.

Cependant, l’oubli de son identité a eu des conséquences. C’est une histoire entachée de sang. L’histoire du Hutu a fini par assimiler le Tutsi, conquérant venu d’un pays étranger selon le mythe hamitique, à un être dangereux. C’est l’histoire du Tutsi déshumanisé et qualifié de « cafard » par celui qui était autrefois son « frère ». Un cafard qui subira le sort que tout homme lui réserve d’ordinaire : l’extermination.

Notes:

  1. GROUPOV, Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants. Paris, éd. Théâtrales, 2002, p61.
  2. Selon le dictionnaire Le petit Larousse, 2000 : une ethnie est une société homogène qui parle la même langue, qui pratique la même religion et plus largement qui possède la même culture. être Tutsi, Hutu ou Twa ne signifie donc pas appartenir à des ethnies différentes, mais il s’agit d’employer le mot le plus couramment usité, notamment par les médias.
  3. GROUPOV, Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants. Paris, éd. Théâtrales, 2002, p. 90. Le collectif se réfère aux nombreux ouvrages datant de la colonisation. Ces idées se retrouvent également dans les manuels scolaires datant d’avant 1960.
  4. Et ils auront la peau dure, même en Europe : Valéry Giscard d’Estaing  expliquait au journal de TF1 que « les Tutsis étaient plus délurés que les autres. » – GROUPOV, Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants. Paris, éd. Théâtrales, 2002. p. 91.

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