A la recherche du Moi perdu

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« À mesure que le pouvoir devient plus anonyme et plus fonctionnel, ceux sur qui il s’exerce tendent à être plus fortement individualisés ». Michel FOUCAULT, Surveiller et punir.

Mon prénom ne renvoie qu’à… moi, ou à quelque tsar du 19ème siècle… bref 1. Mon nom de famille, lui, ne veut plus rien dire, tant le monde qui lui donnait consistance s’est délité. La date de la catastrophe? Peu importe… l’univers s’est métamorphosé à mesure que “je” grandissais.
“Suicide-toi!”

Mais pourquoi donc? Ceci n’est que triste pour vos yeux cyclopéens!
Rire cosmique… Tellement plus vivant que la plupart de ces sarcasmes sur deux pieds. Pour m’auto-défenestrer j’aurai un besoin impérieux de croire en leur dogme qui cligne de l’oeil, comme un phare sur lequel les Moi vont échouer… C’est plutôt en ayant traversé ce miroir morbide, qui ne réfléchit que l’image vide du Moi (qui ne pense pas donc…), que toute pulsion de mort s’évapore. Par contre, au fur et à mesure de mes pérégrinations dans cette vie, une vie, je ressens à quel point ceux qui sont persuadés, durs comme fer, d’être quelqu’Un, sont en fait, pour la plupart, quelconque. La Personne n’est personne.

Le Moi est-il haïssable, comme l’avançait Pascal, masqué? Pas sûr… Partons à la recherche du Moi perdu…

M. Proust ne niait pas le temps. Il n’essayait pas non plus de “retrouver” quelque chose qui fut égaré. Mais, de ses quêtes, labyrinthes caléidoscopiques, l’auteur ressort habité par tout ce qui lui est revenu en mémoire. Souvenirs (sous-venus du Moi) qui ne seraient jamais apparus sans l’écriture de “A la recherche du temps perdu”, elle-même déterminée par des expériences sensorielles déployant de riches éléments enfuis. Lesquels sont eux-mêmes reconstruits, lors de leur surgissement à la conscience de l’écrivain. Le temps a changé de sens. Il ne s’agit pas de le “retrouver”, comme un droit fil d’Ariane linéaire, immuable et immaculé, que l’on pourrait prendre en main et reparcourir. Non, le temps “est sorti de ses gonds”. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’il faille ne plus y croire, qu’il faille l’abandonner, et ne pas contribuer à le rendre plus riche, désirable, ouvrant…
Parallèlement, il ne s’agit pas de nier simplement le Moi, d’un revers de la main nihiliste. Ou plutôt si, mais pour s’emplir de dimensions formidablement autres, de sensations, d’affects, de savoirs, de pratiques, de résonances non-humaine… de dédales animés.Y revenir ensuite, au Moi, parfois, pour se présenter à un interlocuteur, parler à sa mère… ou jouer avec les flics sans crainte se faire interner. Puis repartir… etc.
Allers-retours, vagues apprivoisées, afin d’éviter à la fois – langage bassement psychanalytique – la névrose (Je=Je=Je… équation à nulle inconnue, jamais satisfaisante) et la psychose (le morcellement destructeur, la prolifération pathologique du sujet schizé).

Nous ne naissons pas, non, nous venons-au-monde. Un monde complexe, multiple, feuilleté. Ce qui est radicalement différent. Pourquoi? Car la naissance, le fait de sortir du liquide amniotique, ne serait rien s’il n’y avait pas un Monde pour l’accueillir (ou, c’est selon, le conditionner), le conduire-hors-de (l’ ex-duquer), lui apporter ce dont il a besoin pour, comme on dit, s’épanouir.

Mais tout est allé trop vite… Tout a changé et rien n’a changé depuis ma venue-au-monde. Un Tout s’est modifié dans la stagnation: toujours ce capitalisme psychédélique dématérialisé, cette immanence magique du tout-à-l’argent, cette climatisation artificielle, cet éternel printemps du consensus (enfer tiède où un soleil fade des bonnes intentions brille mollement), cette morale domestique humanitaire…

Plus de politique, plus d’électeurs, mais ces concours d’ambiance entre partis et fluctuations parmi consommateurs, ce sens étriqué de la liberté devenant choix entre
produits au supermarché…

Prophétie du frère Marx, parlant de la révolution permanente que produit le capitalisme: “Tous les rapports sociaux, figé et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.” Ou Schumpeter, économiste ayant “meilleure réputation” parlant d’ “ouragan perpétuel”…
C’est clair, net et précis. Il est évident pour “moi” que le cyclone a impérieusement besoin, en guise d’oeil stable, de perpétuer la sacro-sainte fiction de l’Individu, de sa solidité, de sa permanence et… de sa force de travail (ainsi que de son “pouvoir d’achat”). Il lui est nécessaire, au capitalisme, de s’appuyer sur des états consistants.
En l’occurrence, l’Individu et… l’Etat. Des atomes s’agitant dans un corps (cette “cage de fer” disait Weber). La négation un peu trop rapide de ces pouvoirs 2, sous prétexte de “résistance”, expliquerait en partie pourquoi malgré toutes les critiques des critiques des critiques des critiques du capitalisme, celui-ci a-t-il toujours un pouvoir si mobilisateur,

Agir politiquement, dans nos moindres gestes et paroles, c’est dès lors prendre acte de cette interdépendance, sous peine de n’avoir pas prise sur ce qui se passe, sur ce qui nous a constitué qu’on le veuille ou non. Faire vibrer le Moi (sans prétendre le trouver donc), mais en tant que connecté-à, en prise-sur, traversé-par etc.

Il ne s’agit pas, loin de là, de mettre tout le monde dans le même sac, mais bien de construire des dispositifs qui soient des machines de guerre contre la vulgate individualiste, qui mène, de fait, à la grégarisation : double bind qui consiste à dire que nous devons avoir des comportements individualistes là où l’on rend les gens incapables d’acquérir des comportements individualistes: bulles autistiques créant des courts-circuits dont on peut appréhender les conséquences catastrophiques aisément.

En l’Etat, l’individu (non-unidimensionnel) se fait très rare, car le “collectif” (f)actuel rend en fait incapable la formation d’individus, capables d’être nourris par autre chose que Lui, et de faire groupe, meute, puissance grosse d’avenir. Ensembles en tant que séparés.

Notes:

  1. Contrairement à de nombreuses “cultures”, où des forces non-humaines habitent le nom: animaux, plantes, événéments dits “naturels” etc.
  2. Je caricature, car je ne dispose pas de la place ici pour aller plus avant dans ce propos: en l’occurrence, en croyant que “sans l’Etat” et sans son corrolaire “l’individu”, nous serions “libérés de l’aliénation”. Ce poison nie un peu vite combien nous sommes parcourus de ces fictions réelles. Les dits “alternatifs” se définissent, dialectiquement, par rapport au bloc qu’ils croient combattre. Le “bloc” en question ne demande que cela : que les alternatifs alternent là où ils peuvent alterner.

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