L’exil va de soi
« Etre en exil, ça va de soi , c’est presque banal. Tu peux être en exil en dehors ou à l’intérieur même de ton pays. Et pour le créateur, il existe plusieurs sortes d’exils : l’exil social, l’exil culturel… Et puis, il y a l’exil au sein même de la langue. A chaque fois, en sortant de lui-même pour créer, et en entrant en lui-même pour créer, l’écrivain, le poète est confronté à une distance dans la langue, et l’exil, c’est là. On est toujours au-delà de ce que nous sommes. C’est le mouvement de l’exil. L’exil, finalement, ça va de soi.
Une identité toujours à créer
L’identité, dans notre tradition, c’est une sorte d’héritage. On hérite d’une identité comme on hérite d’une maison, comme on hérite d’un bien.
Et c’est la religion qui renforce cette notion de l’identité, comme si celle-ci était préfabriquée. Or, je ne crois pas à cette notion. C’est absolument faux. L’identité est une création perpétuelle. L’être humain crée son identité en créant son œuvre. Contrairement à ce qu’on croit, l’identité ne vient pas du passé, elle vient au contraire de l’avenir. Et sur ce plan, dans ce contexte, on est toujours à la recherche de notre identité, dans ce qu’on appelle cet «inconnu » qui est toujours devant nous. Même l’œuvre ne peut pas exprimer définitivement et totalement l’identité. L’identité est toujours à venir. Toujours à créer. Comme l’amour.
Construction(s) et obstacles
Il y a beaucoup de difficultés. Il y a la religion, il y a la mentalité enracinée dans le passé, il y a l’institution sociale, l’institution culturelle : tout ça est contre l’identité dans le sens où je viens d’en parler. Il y a la politique aussi… Il y a tout. Tout est anti-identité, dans cette perspective. Et c’est là qu’intervient l’importance de la créativité. Le critère, pour moi, d’un grand écrivain, se fonde sur sa capacité à dépasser ces difficultés pour aller vers la création de sa propre identité.
En chemin…
Il n’y a pas d’aboutissement. L’essentiel, c’est le cheminement. Et ce cheminement, ce processus, vont à l’encontre même de la mentalité, de la culture, et de la tradition arabes. Il va aussi à l’encontre de la religion musulmane. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas d’inconnu dans notre culture. Tout est connu. On connaît même les détails dans l’au-delà, dans l’enfer ou le paradis. On connaît tout : il n’y a pas d’inconnu dans notre religion. Or, l’identité est au-delà du connu. C’est donc aux antipodes de toute une culture, de toute une civilisation, de toute une mentalité.
Monothéisme et vérité ultime
Ma religion musulmane n’est qu’une variation sur un tout, un tout culturel dont même le christianisme fait partie. A un moment donné, j’ai ressenti la nécessité de remettre en question la construction du monothéisme. La vision monothéiste, je pense, n’est pas seulement anti-savoir, anti-connaissance : elle est aussi anti-humain. Au sens où, dans cette vision, l’être humain est lui-même préfabriqué d’avant, son avenir préfabriqué d’avant, et la vérité absolue connue elle aussi d’avant. Parce que, au fond, que dit le monothéisme ? Il dit que le prophète est le dernier des prophètes, et que la vérité transmise par lui est la dernière. C’est l’ultime vérité. A partir de là, l’être humain n’a rien à ajouter, rien à dire. Il faut seulement qu’il explique, qu’il obéisse et qu’il pratique.
« On ne peut pas traverser la rivière deux fois»
En 1960, j’avais à peu près trente ans. A partir des chants de Mihyar le Damascène, j’ai commencé à remettre en question ma civilisation, ma religion, ma culture. C’était sans doute aussi l’influence du mysticisme arabe et des poètes comme Abu Nuwâs, comme Abu Tammam, comme Al Mutanabi, comme Al Ma’arri, et celle de la pensée présocratique, surtout avec Héraclite. Quand j’ai lu par exemple « on ne peut pas traverser la rivière deux fois », je me suis dit : « on ne peut pas coucher avec un corps
deux fois ; chaque fois, il devient nouveau, parce que l’amour est une création et re-création à l’infini. C’est pourquoi ça m’a ouvert le chemin pour mieux comprendre mon identité. Et dans ce sens, « je » n’est pas seulement un autre, comme le disaient Rimbaud et les mystiques…L’autre fait partie de moi-même. Et si j’imagine que je voyage vers moi-même, je dois passer par l’autre.
Il n’y a pas d’aboutissement
L’identité d’un être humain ne meurt pas, ne s’arrête pas avec la mort. Parce qu’il a laissé une œuvre, une construction, qui peut sans cesse être réinterprétée, à l’infini. Et cette réinterprétation à l’infini laisse l’identité ouverte.
Le cheminement que j’ai suivi m’a appris à être prêt à cheminer à l’infini, sans souci du but, de la fin ou du mouvement. Ce qui est difficile, c’est d’être parfois confronté à des êtres qui ne sont pas à la hauteur de l’identité humaine. »