17. Carte d’identité : Kamar

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« Mon père est décédé en 2003, j’allais avoir dix-sept ans. Mes parents se sont séparés très peu de temps après ma naissance; ma sœur, elle, avait à peine deux ans. Depuis lors, on n’a pas vu mon père très régulièrement. Et même quand on le voyait, on ne s’est jamais beaucoup parlé .
Il y a même eu une période de trois ou quatre ans pendant lesquels on ne s’est pas vus du tout. Une fois qu’on a été plus grandes, ma sœur et moi, on a commencé à aller chez notre père plus souvent et de nous-mêmes, en dehors des périodes fixées.

En fait, il avait des petits problèmes de boisson, et quand nous étions petites, cela nous faisait un peu peur. Nous y sommes retournées quand on a été moins effrayées par ça.

Rupture

Cela a toujours été difficile de faire la part des choses entre ce qu’il nous disait et la réalité. Par après, je me suis rendu compte qu’il y avait tout de même beaucoup de choses qui n’étaient pas aussi claires, aussi évidentes, que ce qu’il avait bien voulu nous dire. Par exemple, le fait de nous annoncer que sa mère était morte, quand on avait douze et quatorze ans, alors qu’elle était en fait bien vivante ! Je l’ai d’ailleurs rencontrée plus tard, quand je suis allée en Tunisie. Il y a toujours beaucoup de zones d’ombre autour de sa famille là-bas.

Personnellement, je pense qu’il a commencé à paniquer lorsque ma sœur et surtout moi avons parlé de notre envie de retourner là-bas. Lui, il avait juré de ne plus y remettre les pieds. Il insistait beaucoup sur le fait que seule sa mère pourrait le faire changer d’avis. Dès le moment où elle n’était soi disant plus là, la rupture était complète. Il n’y avait plus aucune raison pour qu’on y retourne. Mais je n’ai pas d’explication définitive à cela.

Je suis allée là-bas l’année qui a suivi son décès, et je me suis rendu compte que jamais je n’aurais pu avoir un autre rapport avec les membres de sa famille que celui qu’il avait lui-même instauré avec eux. C’est-à-dire aucun ! Pendant toutes ces années, il n’a eu absolument aucune nouvelle d’eux.

Il y avait évidemment un manque énorme. D’un côté, on savait d’où on venait, et de l’autre, pas du tout. Si mon père nous avait parlé de nos origines, et des raisons de sa rupture, nous n’aurions pas eu ce sentiment de vide à combler. Mais là, nous avions besoin de savoir ! Justement parce qu’il n’en parlait jamais. Dans ces cas-là, on se fait des films, on s’imagine toutes sortes de choses…

S’identifier

A ce moment de ma vie, je vivais dans un cercle d’amis qui étaient presque tous d’origine marocaine, et je m’y sentais comme « illégitime ». Comme si j’étais là sans avoir le droit d’y être, parce que je ne connaissais rien de cette culture. Mais je crois que c’était principalement lié à l’âge que j’avais, un âge où, comme chacun sait, le « groupe » joue un rôle important. De plus, tout se mélangeait un peu dans ma façon de ressentir les choses : être arabe, être musulmane… Après, j’ai compris que ce n’était pas forcément lié, mais à l’époque j’étais en pleine recherche et je ne savais plus trop où j’en étais. Il faut dire que, déjà, j’ai un prénom et un nom arabes. Il est clair que cela pose un premier problème d’identité. Ce n’est pas comme de s’appeler « Martine Dupont » ! Chaque fois qu’on me demandait comment je m’appelais, on me questionnait ensuite sur mes origines et sur la Tunisie. Des question auxquelles je ne savais que répondre. Je ne dis pas que j’aurais préféré m’appeler Martine, mais c’était chaque fois une situation très gênante, difficile à vivre et à expliquer. En résumé, je vivais à l’époque une problématique identitaire, ou, plus précisément, une problématique de double identité dont une des composantes était une parfaite inconnue.

Le désert

Il faut savoir que mon père avait demandé à ce que ses cendres soient dispersées dans la mer, en Tunisie. Finalement, en quelque sorte, il a voulu retourner là-bas ! Il nous l’avait répété à plusieurs
reprises, à ma sœur et à moi. On a donc dû se rendre là-bas toutes les trois, avec maman, pour régler cela. Moi, j’étais déjà retournée en Tunisie auparavant, chez des amis de mon père qui avaient vécu à Bruxelles pendant quelques années. C’était la première fois depuis très longtemps, depuis l’époque où j’étais bébé. Cela faisait déjà presque deux ans que j’y pensais, que j’en parlais aussi autour de moi en mettant la pression à tout le monde. Je voulais rencontrer cette partie de notre famille, je voulais savoir ! Puis, j’ai profité du départ de mon cousin, qui est aussi à moitié tunisien, et qui s’y rendait régulièrement, pour franchir le pas. Lui est allé dans sa famille à Tunis, et moi j’ai été accueillie par ces amis en question, que maman connaissait déjà, et qui m’ont conduite chez ma grand-mère paternelle. A partir de là, j’ai pu rencontrer toute la famille. En fait, cela s’est révélé très loin de ce qu’on imagine dans ces cas-là. Ils m’ont bien reçue, sans plus. J’étais vraiment… plus qu’une étrangère… La fille de quelqu’un qu’ils n’avaient plus vu depuis dix ans. Sans compter que la nouvelle du décès venait d’arriver : ils étaient tous un peu sous le choc, et craignaient peut-être aussi que je sois là pour des questions d’argent. Pour être sincère, sur le moment, on ne peut pas dire que cela m’ait apporté grand-chose. C’est seulement des années plus tard que j’ai pu comprendre et accepter la manière dont cela s’est passé. Mais, sur le moment, cela a été très compliqué à gérer. Je ne m’attendais pas du tout à être à ce point considérée comme une étrangère, une étrangère à tout, à la famille, au pays… Le contact passait difficilement.

Le but de ce voyage était de me sentir davantage tunisienne. Or, je crois que je ne me suis jamais sentie moins tunisienne qu’ en revenant de là-bas.

C’est le silence de mon père, et aussi les périodes d’absence, qui m’ont poussée à entamer cette recherche, et au bout du compte, ce que j’ai trouvé, c’est un désert…

Trouver sa place

Entre 15 et 18, 19 ans, on a ce besoin d’appartenance, et tout s’est un peu mélangé dans ma tête : le fait d’être d’origine tunisienne, la religion, l’identité. A cette époque, j’ai même prié avec des amies marocaines. Je faisais aussi le Ramadan. Je suis allée trois ou quatre fois à la Mosquée, mais je n’ai pas aimé du tout. Sur le moment, tout ça renforcait un sentiment d’appartenance : je pensais que c’était qu’il fallait faire pour être vraiment tunisienne.

Ce n’est pas du tout quelque chose que je regrette ou que je trouve ridicule aujourd’hui. Mais j’ai fini par comprendre que ce n’était pas ça qui allait m’aider à redécouvrir mes origines.

A un moment donné, j’en ai eu assez des discours de ce petit groupe, qui étaient finalement assez communautariste. Ces filles restaient entre elles, entre Marocaines, entre musulmanes. J’ai cru pendant tout un temps que ça me convenait, mais ensuite j’ai compris que ce n’était pas le cas. De plus en plus, je ne me sentais pas en accord avec ce que mes parents m’enseignaient depuis toujours, j’avais l’impression de jouer un rôle et de faire semblant d’adhérer à des discours et à des valeurs qui ne me semblaient pas du tout justes.

Ce qui m’a aidée à dépasser cette question-là et à me voir en tant qu’individu et en tant que femme avant toute chose, ça a été de retourner vers mes vraies amis, vers des gens avec qui je partageais les mêmes valeurs, la même façon de penser. ce groupe d’amis, je les appelle ma “tribu” : on vient tous d’un peu partout et de nulle part, et on se reconnaît avant tout en tant que Bruxellois. On vient des mêmes écoles, et nos parents fréquentent les mêmes lieux. On a aussi des affinités au niveau politique, on se retrouve tous dans les mêmes manifs parce que nos parents nous y emmènent depuis tout petits : ça crée des liens.

Mais les questions d’identité, ce qui touche à l’immigration, tout ça me taraude encore, et ce n’est pas un hasard si j’ai choisi, après avoir essayé diverses options, de
faire la sociologie.

Toutefois, j’ai retrouvé ma vraie tribu, et je me sens moi-même aujourd’hui : une belgo-tunisienne, bruxelloise avant tout.” »

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