En tout cas, le débat “Europe des Nations/ Europe des Régions” est d’actualité. A l’heure où l’Europe se cherche toujours une identité commune et une Constitution, les différences sont palpables et les perspectives contradictoires.
Etats-nations, régions, Europe
Nous vivons aujourd’hui, à l’échelle planétaire, une époque de crises : économique, politique et identitaire. Pour l’Europe en construction, se trouver un modèle original et cohérent est un enjeu de taille. Et si l’idée même d’Europe semble majoritairement s’imposer, les tentations d’un repli protectionniste sur les vieux Etats-nations n’en ont pas moins le vent en poupe. L’autre grande tendance privilégie un redéploiement à partir d’ identités plus petites : les régions.
“Etat”, “nation”, “région” : tentons de définir ces différentes notions.
Une nation, ce serait “une collectivité d’individus liés par des facteurs linguistiques, ethniques, géographiques ou culturels qui déboucherait sur un fort sentiment d’appartenance à un groupe, plus ou moins homogène”. L’Etat est plutôt une notion d’ordre juridico-politique, où un territoire donné se dote d’une forme de souveraineté et d’institutions politiques et administratives. L’Etat-nation est la forme d’organisation politique principale à partir du XVIIIème siècle, où coïncide une double notion d’ordre identitaire et politique. La construction des Etats-nations n’a pas toujours été évidente, et a souvent pris du temps. Souvent, c’est au gré des guerres que sont créés des états hétérogènes, et c’est alors au fil du temps qu’un sentiment national s’est plus ou moins bien développé. Il y a des états composés de plusieurs nations, comme les Royaumes-Unis, et des groupes se vivant comme nations, comme les Basques ou les Kurdes, divisés entre plusieurs états.
C’est seulement dans cette forme d’organisation politique que vont se développer, fin XXème, nos systèmes de solidarité et de sécu. C’est pourquoi nombre d’hommes politiques la défendent bec et ongles et militent pour une “Europe des nations”.
Mais d’autres voix divergent. Déjà dans “Le Manifeste”, Marx déclarait que “les travailleurs n’ont pas de patrie!” et qu’ “un prolétaire français sera toujours plus proche d’un prolétaire étranger que d’un bourgeois français”! Le communisme, c’est une société sans classes et sans nations. Au nationalisme, on préfère l’internationalisme. Ce qui n’a pas empêché l’étatisme, et n’empêche pas une certaine gauche actuelle d’avoir face à la mondialisation capitaliste un discours nationaliste, protectionniste et républicain! Et puis, il y a les fédéralistes européens, plus ou moins radicaux, pour qui la nation n’est qu’une construction politique artificielle défendue par les partisans de l’État centralisé. Pour eux, l’Etat-nation n’aurait été qu’une phase de l’évolution politique et devrait être dépassé au profit d’une véritable unité européenne.
Et les régions? Il s’agit d’entités territoriales, généralement plus petites que les Etats-nations, et composées de communautés souvent plus
homogènes. Selon les statuts de l’Association des Régions d’Europe, le terme fait référence à une autorité territoriale existant immédiatement après le gouvernement central, et possédant sa propre représentation politique sous la forme d’une assemblée régionale élue. Qu’en est-il du fait régionaliste aujourd’hui en Europe? Poussés par l’implosion à l’est des Etats yougoslave ou tchécoslovaque et par l’émergence de nouvelles nations, les mouvements autonomistes gagnent du terrain partout. Ils sont de deux natures. D’un côté, il y a “les régionalismes historiques” où un fort sentiment d’appartenance à une communauté a précédé l’inclusion dans un Etat-nation: c’est le cas de l’Ecosse, du Pays Basque… Et puis, il y a un phénomène plus récent, où ce sont surtout les disparités entre régions à l’intérieur d’un même état qui ont excité les velléités d’autonomie : c’est le cas de l’
Italie, avec sa puissante Ligue du Nord et sa « Padanie », région la plus riche qui en a marre de payer pour les “fainéants du sud”! En Belgique, on est gâtés : nos querelles communautaires relèvent à la fois des deux niveaux!
Dépassement de l’état-nation et « citoyenneté constitutionnelle »
Les traités politiques, militaires et économiques conclus ces dernières décennies au niveau international, les flux financiers, les migrations massives, les nouvelles techniques d’information et de communication, ainsi qu’une certaine uniformisation par la culture de masse, tout ça va dans le sens d’un affaiblissement des identités nationales. Dès lors, comment assurer encore un vivre-ensemble ? L’Etat-nation, même repensé, est-il encore à même d’apporter des solutions ou bien n’est-il plus qu’un modèle dépassé ?
Habermas, intellectuel allemand souvent rattaché à l’Ecole de Francfort, a beaucoup travaillé sur ce thème du dépassement de l’Etat-nation. C’est un fervent défenseur d’une véritable Europe politique et fédérale. Pour lui, “la mondialisation ronge inexorablement la souveraineté externe, tandis que le multiculturalisme s’emploie à saper la souveraineté interne des Etats-nations”. Et la solution de rechange au néolibéralisme consiste à “découvrir des formes appropriées à la nouvelle donne du processus démocratique au-delà de l’Etat-nation”. Il dénonce l’attitude défensive des protectionnistes de droite ou de gauche, et propose de mettre toutes nos énergies dans la création “de capacités d’action politique au niveau supranational.” Face aux Etats-Unis, à la Chine, et d’autres à venir, seule la constitution rapide d’une Europe politique pourrait être un rempart contre la libéralisation économique globale. A l’effritement de la puissance des Etats-nations, seule peut répondre par une identité trans-/supra-nationale forte. On risque sinon le dumping entre états et/ou régions, et la déréglementation générale. Regardons les négociations communautaires en Belgique: on est prêts à scinder les allocations familiales. Demain, un enfant flamand vaudra plus qu’un wallon, et les Bruxellois n’auront plus qu’à faire leur « marché fiscal » et choisir leur camp. Ce n’est pas tenable…
Mais Habermas va plus loin et fait le pari que le sentiment d’appartenance nationale pourrait peu à peu se voir remplacé par un sentiment d’identification à un modèle politico-social européen original. C’est là le sens de son concept de « patriotisme (ou de citoyenneté) constitutionnel(le) ».
Bien sûr, l’hypothèse d’une totale déliquescence des Etats-Nations paraît aujourd’hui encore bien hasardeuse. A l’heure où certains états européens refusent de participer à « l’effort collectif » pour la Grèce. A l’heure où certaines nations européennes tentent par tous les moyens de retenir les dernières grandes entreprises et leurs emplois. A l’heure où certains eurosceptiques remettent en cause jusqu’à l’Euro et Shengen.
Mais parfois, l’histoire s’accélère, et ce que l’on considérait hier encore comme politique-fiction devient réalité. Qu’on pense à l’écroulement du bloc soviétique! Même en France, il y a les fortes identités basque et corse. Il y a la Bretagne, l’Alsace, le Nord, et l’Occitanie! Bien d’autres pays sont sur la voie d’un fédéralisme accordant de plus en plus d’autonomie aux régions : l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie… sans oublier la Belgique !
Les politiques nationales ont aujourd’hui bien du mal à réguler efficacement les marchés et à infléchir concrètement les réalités quotidiennes. Dès lors, les populations risquent de désintéresser plus encore de la politique, porte ouverte à tous les populismes!
Quelle Europe pour demain?
A côté des eurosceptiques, des partisans de l’Europe des Nations, ou des fédéralistes de tous poils, il existe encore d’autres courants. Et à travers toutes ces opinions contradictoires, on peut se demander où va l’Europe. Au niveau de l’organisation interne, on pourrait trouver des avantages à une articulation régionale. Les régions sont des entités de
3-4 à 15-20 millions d’habitants, avec des intérêts culturels, politiques et économiques cohérents. Une Europe des Régions ne pourrait-elle pas mettre fin aux conflits entre petites et grandes nations, et à la prééminence de “l’axe franco-allemand”.
Ça insufflerait sûrement une nouvelle dynamique au système de décision aujourd’hui en échec. Mais cela multiplierait les forces en présence, avec le risque de blocage ou de décisions purement consensuelles. Mais avec des décisions à la majorité absolue des membres, on risquerait par contre de nier les réalités des gouvernements et des opinions publiques minoritaires, empêchant ainsi tout vrai sentiment d’appartenance à une “communauté européenne”.
C’est l’un des défi les plus excitants pour l’Europe: concilier des prises de décision communes, fortes et efficaces, avec le respect des sensibilités minoritaires. Grande question !
Mais on a tellement besoin d’utopie-s !