L’initiation, un voyage existentiel

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L’identité en quelques mots

Une façon de cerner cette notion serait de cerner mon identité liée à mon métier de soignant. Ce sont les soignés qui me font exister, et dans ce rapport soigné-soignant, je rencontre la question de l’identité par ses défaillances. Je suis appelé à intervenir par rapport à des gens qui éprouvent des difficultés à trouver leur consistance.

À partir des questions que cela me pose, l’identité me semble relationnelle. La relation précède l’identité et l’identité dans la dépendance est une question d’équilibre du donner et du recevoir. La notion d’identité comme relationnelle est celle avec laquelle je travaille, tant avec des jeunes entre 11 et 14 ans extrêmement fragiles dans leur recherche d’un autre avec qui se construire, qu’avec des enfants dont les parents sont en difficulté ou encore des adultes qui font face à une « panne » d’identité.

La construction de l’identité

Si on entend construction au sens d’assemblage d’éléments divers et concrets, alors l’identité est une construction en perpétuel changement, le résultat de nouveaux assemblages au fil des rencontres, du temps.
On a néanmoins tendance, aujourd’hui, notamment dans le domaine du soin, à célébrer de manière exagérée, la responsabilité de s’occuper de soi-même et de sa santé, comme si nous étions personnellement responsables de l’investissement que nous faisons dans notre propre santé et comme si elle n’était pas aussi le patrimoine des autres.

J’y vois des questions autour de l’identité. Il y a à la fois un mouvement vers une exagération qui serait la dilution de l’identité et un mouvement qui porte sur la question de la responsabilité et des contraintes, voire de l’auto-contrainte. Entre les deux, se trouve la voie de la multi-dépendance. Aujourd’hui, je vois donc la question de l’identité plus dans la dépendance et le relationnel, avec des écueils du côté de sa dilution et du côté d’une sorte de responsabilisation moralisante.

Les problèmes posés par l’identité

C’est de parvenir à assembler des éléments non compatibles. La construction de l’identité se fait par assemblage de diverses loyautés, par exemple, la loyauté envers ce dont on hérite de son père ou de sa mère, mais il faut compter avec les ambitions professionnelles, etc.
On peut se retrouver face à des problèmes de compatibilité, au point de connaître des conflits de loyauté. Certains sont gérables et l’identité se construit, de manière parfois tendue et douloureuse, mais en conservant de la consistance. D’autres sont, en termes existentiels, insupportables et peuvent aller jusqu’à pousser à annuler ces conflits par le suicide ou la décompensation, c’est-à-dire une perte de force style dépression, ou éventuellement à explorer des voies particulières, celles de la psychose.

L’identité dans le cas des rescapés de guerres

J’ai beaucoup travaillé dans les camps de réfugiés, en Yougoslavie d’abord. Les gens étaient déplacés volontairement. C’est une technique réfléchie pour atteindre leur identité. Aujourd’hui, je travaille en Algérie, un pays qui a connu les attaques à l’identité les plus terribles qui soient. L’armée française faisait disparaître des gens « sans tombe et sans nouvelles », selon l’expression algérienne. C’est une pratique destructrice de l’identité car la personne qui attend et voudrait avoir des nouvelles du vivant ou pouvoir honorer son mort, est dans l’impossibilité de le faire. Il y a une pièce manquante dans l’assemblage de son identité.

Je travaille aussi avec les gens qui viennent du Sub-Sahara et se retrouvent dans ce contexte algérien, bloqués dans des ghettos épouvantables, parce qu’ils n’ont pas réussi à passer la Méditerranée. Ce sont des gens qui s’appellent, pour le dire vite, Jean-Baptiste lorsqu’ils s’adressent à la Croix-Rouge et Mohammed quand ils s’adressent au Croissant-Rouge. Ils peuvent avoir une carte d’identité malienne, un permis de conduire algérien et un
passeport nigérien. Une partie de leur identité devient le fait même d’être non traçable. Ils ont pour la plupart été abusés financièrement et physiquement, lors des différents passages d’un endroit à un autre. Leur résistance est étonnante, tout comme le fait qu’ils parviennent à maintenir la relation entre eux, à savoir où se trouvent leurs compatriotes et à communiquer.

En arrivant ici, ils rencontrent des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils ont traversé. La question de l’étrangeté n’a rien à voir avec l’étrangeté de la psychose, mais elle existe bel et bien et lorsque nous leur proposons des modalités d’intégration par la langue, l’école, etc, quand on voit ce par quoi ils sont passés, c’est d’une naïveté incroyable.

Le débat sur l’identité nationale en France

Si je peux avoir une réaction épidermique, je dirais que cela me semble guignolesque. Je fais l’effort de m’en désintéresser. Je travaille aussi sur cette question d’intégration, dans les banlieues parisiennes du Val d’Oise et dans les municipalités où il y a des affrontements, où on monte des pierres sur les toits quand on sait qu’il va y avoir une manifestation, où les hélicoptères surveillent ce qui se passe pour éviter les remous, où des politiciens viennent sur les dalles publiques traiter les gens de racailles. Je vois tout ça, mais je reviens à ce rapport soigné-soignant et je travaille de proche en proche, sans me référer à ces débats stériles.

Identité, appartenance et déplacement

A l’école française, on reproche aux parents immigrants de parler la langue maternelle à la maison, sous prétexte que cela contribue à rendre l’apprentissage du français plus difficile. C’est au contraire à partir du moment où on entre dans un code de communication structuré, complexe, dans sa langue maternelle, qu’on peut consolider quelque chose de semblable dans un autre code.

Plus on appartient, plus on peut voyager loin, il faut appartenir pour pouvoir être indépendant. Ces notions complexes et continuellement dans l’ambiguïté, on cherche à les simplifier comme si ce faisant, on facilitait la construction de l’identité des gens. Mon travail en tant que clinicien consiste au contraire à voir là où il est possible de cultiver l’ambiguïté. C’est dans cette perspective que je me suis engagé en 1978 comme membre fondateur du Cirque Divers, grand cultivateur du paradoxe et du mensonge universel. Je ne prône pas une version lepenniste, d’appartenance du sang. Je ne pense pas que l’identité soit liée à la métaphore des racines. Je parle d’une dépendance existentielle, qui peut très bien se faire à distance, car le déplacement en soi n’est pas nocif, ce sont les conditions dans lesquelles il se réalise qui font qu’il peut devenir intentionnellement destructeur.
Une façon de procéder est par exemple d’amener des gens dans un camp, un matin à 6h, et de leur dire que le départ est à 8h, alors qu’ils n’ont plus de moyen de transport. Ils n’ont pas matériellement le temps de rassembler ce qu’ils possèdent et sont obligés de laisser quelque chose derrière eux. Si le mécanisme se reproduit plusieurs fois, alors le patrimoine, ce qui contribue à maintenir vivant les attachements, finit par disparaître et le soin qu’on y apporte disparaît avec lui.

La capacité de certains à jongler avec plusieurs appartenances met en question la cohérence de l’assemblage de plusieurs moi. Ca explore des capacités inattendues, parce que nous ne les connaissons pas. Toute proportion gardée, vivre sur deux pays et dans deux langues différentes, est une situation qui peut révéler des tas de choses sur notre façon de gérer cet assemblage de manière inattendue. C’est mon cas, puisque je vis en Italie une semaine par mois, et s’entendre travailler dans deux langues différentes m’amène par exemple à ne plus parvenir à dire certaines choses en français, alors que l’italien n’est pas ma langue maternelle, parce que ça fait partie d’un assemblage qui s’est construit en italien. C’est une comparaison faite toute proportion gardée
car je vis cette situation dans le confort, contrairement aux émigrés qui vivent dans une insécurité extrême. Toutefois la capacité à jongler avec différents assemblages peut aussi être un enrichissement incroyable.

Ce que ça révèle de l’identité, c’est sans doute une instance, comme celle dont parle le psychanalyste Searles, un moi organisateur des autres moi, faisant en sorte que les différents moi dialoguent.

Ce dont je parle en externe, on pourrait l’imaginer en interne. Il y a par exemple une peuplade en Asie du Sud-Est où lorsque quelqu’un va déménager, on fait une grande fête au cours de laquelle on absorbe des produits divers, alcool et autres drogues et tous ceux qui sont en relation avec la personne qui part passent autour d’elle et lui tapent sur la tête. Cette opération tend à aider la personne à récupérer tout ce qu’elle a distribué dans la collectivité, afin qu’elle puisse partir avec les parties de son identité qui étaient chez d’autres et redistribuer ces éléments ailleurs.

Il est vraisemblable que sans partager ces rituels, les gens qui ont des papiers d’identité d’origines différentes et changent de nom en fonction des situations, ont quelque chose de ce talent organisateur. Néanmoins, il ne faut pas se leurrer, certains parmi eux sont complètement perdus et ne résistent pas.

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