Le tableau complet n’était guère réjouissant, et laissait présager la mise en place de politiques de plus en plus draconiennes, réduisant de plus en plus les droits sociaux. La tendance n’était pas à l’alignement sur les pays menant une politique clémente, mais plutôt sur ceux menant une politique dure, voire pas de politique du tout (en Espagne et en Italie, les jeunes n’ont pas droit au chômage en terminant leurs études, et les conditions d’accès aux allocations sont pour le moins difficiles à remplir).
Pour ce numéro de rentrée, nous avions le souhait de revenir sur cette rubrique, sans trop savoir sous quelle forme. Mais les vacances à l’étranger créent des contextes propices aux rencontres, et les précaires européens ont tendance à se reconnaître entre eux. C’est donc le récit des quotidiens de Giacomo, travailleur précaire toscan, et de German, travailleur précaire valencien, que nous allons vous livrer. Parce l’exploration du quotidien demeure notre outil méthodologique favori, et aussi parce que les expertises de ceux qui sont en situation surpassent généralement celles des « spécialistes ».
German, maître-nageur, entraîneur, barman
German vit à Benitachell, dans un petit village équidistant de Valence et d’Alicante. Ses études universitaires lui coûtent cher, alors l’été, il doit cumuler les boulots. Car en Espagne aussi, les droits sociaux des jeunes sont inexistants.
Tout l’été, alors que les touristes envahissent sa région natale pour venir profiter du soleil et de la mer, il doit travailler comme un dingue.
Cet année, c’est simple, pour pouvoir s’en sortir, il doit faire trois boulots. Ses journées sont infernales, sans une minute pour souffler.
Le matin, il entraîne des candidats qui vont passer le concours de police. Il les accompagne dans une salle de sports et les prépare physiquement aux épreuves qu’ils auront à concourir. C’est un travail assez physique et fatigant, et comme les jeunes qu’il entraîne n’ont pas énormément de moyens, il ne gagne pas des masses. Mais au moins, il aime ce qu’il fait, et se sent valorisé.
L’après-midi, à 14h, et jusqu’au début de la soirée, à 20h, il est maître-nageur dans la piscine des co-propriétaires et résidents d’un pueblo juste à côté de Benitachell. Là, assis sous un parasol durant des heures, il surveille. Mais il n’y a pas beaucoup de monde, et le temps passe très lentement. De plus, ses employeurs ne cessent de lui donner de nouvelles consignes, et il est de plus en plus mal à l’aise car il a l’impression de devoir tout interdire aux baigneurs. Sans compter qu’il est très mal payé. D’ailleurs, au mois d’août, il travaillera dans une autre piscine, où son salaire sera un peu plus élevé, et où il sera sans doute moins houspillé par les patrons.
A 20h, à peine son service de maître-nageur terminé, il reprend sa voiture et fonce dans la petite ville de Javea, où il est barman dans un bar lounge. Il termine parfois tard dans la nuit, et le lendemain matin, c’est reparti.
« C’est un rythme de fou ! Je ne pourrais pas vivre comme ça tout le temps, c’est clair, mais j’ai vraiment besoin de cet argent pour finir mes études. Le pire, c’est qu’il faut garder le sourire, surtout au bar, alors que moi j’ai déjà des heures de travail derrière moi, et que je n’ai qu’une envie, c’est de m’écrouler sur mon lit. Au lieu de ça, il faut être agréable avec les clients, et aussi soutenir la cadence quand il y a du monde… Ici, plein de jeunes sont dans la même situation. Ils font deux ou trois boulots en même temps, parce qu’il n’y a pas d’emploi stable. Alors on se débrouille comme on peut, quitte à accepter des conditions qui ne sont pas décentes. J’espère que dans quelques années, ma vie sera un peu différente. J’en ai marre de tout ça… »
Giacomo, barrista
Giacomo a trente ans. Originaire de la ville de Pistoia, en Toscane, il vit toujours chez ses parents, car les loyers sont bien trop élevés, et contrairement à la Belgique, les allocations de chômage ne s’
obtiennent pas à la fin des études, après un stage d’attente. Il faut travailler pendant une longue période ininterrompue pour ouvrir ce droit, et dans l’Italie de Berlusconi, les boulots sont tout sauf à durée indéterminée…
Chaque année, c’est pendant la période estivale que Giacomo gagne l’argent avec lequel il devra vivre toute l’année. Son diplôme d’études supérieures en sciences humaines ne lui a permis jusqu’ici que d’obtenir des jobs de barman, de plongeur et de garçon de salle dans des restos, ou encore de caissier dans les supermarchés. Il a aussi épuisé ses nerfs et sa santé mentale dans des call-centers.
Parce qu’on avait un profil contrastant radicalement avec celui des Hollandais classe moyenne propres sur eux et claquant tout leur fric dans des « latte », des bières d’un litre, et des hamburgers-frites, il a assez vite commencé à nous servir des doubles doses de rhum et de Campari, ravi que quelqu’un lui parle dans sa langue et se nourrisse de mozzarella di buffala et de pesto…
Chaque soir, on allait boire l’apéro à son bar, et on finissait par manger à l’heure où les autres se couchaient.
Dans ce vaste complexe touristique niché dans le golfe de Baratti, à deux heures de train de Pise, le nombre de résidents en juillet et en août dépasse celui de la commune toute proche de San-Vincenzo. Le site, logé dans une pinède séculaire, abrite l’été jusqu’à huit mille personnes. Les logements proposés sont de deux types : bungalows mobiles ou tentes spacieuses et équipées, tandis que la partie de terrain réservée aux « vrais » campeurs s’amenuise chaque année un peu plus.
Dans la partie du site nommé « la laguna », on compte pas moins de six piscines, deux énormes bars « tropicaux », un grand magasin où l’on trouve pêle-mêle accessoires balnéaires, produits de beauté, vêtements, bijoux, livres, souvenirs… Il y a aussi un salon de massage où l’on propose également des soins du visage, des épilations etc.
Dans l’autre partie du complexe, on trouve un supermarché, un bar-gelateria ouvert sur une immense terrasse, un web-center, le bureau d’accueil, et un stand de location de vélos.
Pour faire tourner tout ça, pas moins de deux-cent vingt personnes sont nécessaires. Entre étudiants, intérimaires et CDD. Seules quelques personnes travaillent là depuis plusieurs années. Giacomo, lui, a un CDD de deux mois, et est payé à peine plus de 1000 euros par mois. Il est logé dans une petite structure rectangulaire, sans toilettes ni cuisinière. Et il n’est pas nourri. Comme l’ensemble des travailleurs logés sur le site.
« C’est impossible de me nourrir correctement ici. D’abord, il n’y a que des toasts, des pizze ou des hamburgers-frites, et en plus ça coûte bien trop cher. Le prix est adapté au niveau de vie des touristes, pas à celui d’un travailleur précaire comme moi. Heureusement, il y a une solidarité entre les travailleurs, et les femmes de ménage, qui sont ici depuis plus longtemps et qui habitent à San-Vincenzo, amènent des choses qu’elles cuisinent chez elles de temps en temps. Les autres jours, je mange du pain, du fromage et des tomates. Vu les prix qu’ils pratiquent au supermarché, je ne peux pas me permettre autre chose. Et encore, je ne me plains pas, au bar, j’ai au moins l’occasion de voir du monde, de parler avec des gens, parce que le jeune qui travaille au web-center, il est toute la journée devant son écran mais les sites d’hotmail, de facebook, et d’autres, sont bloqués, il n’y a pas accès. Il a toujours l’air de s’ennuyer à mourir ! »
En septembre, Giacomo espère trouver un job pour finir la saison. En juin, il a bossé dans un petit resto, où il était mal payé, mais où il était au moins nourri et où l’ambiance était sympa. Les 4000 euros qu’il aura gagnés en quatre mois, il va devoir vivre avec jusqu’à l’été prochain, sauf si, par chance, il trouve un autre boulot précaire d’ici là…