C’est dans ces termes peu flatteurs que le grand romancier flamand Ernest Claes parle de l’émigration des paysans et ouvriers de la « pauvre Flandre» vers la « terre promise » wallonne, au début du siècle. C’est l’époque où le journaliste communiste Auguste De Winne publie (dans les deux langues) « A travers les Flandres », qui brosse un tableau de la misère flandrienne à ce point apocalyptique qu’en comparaison les romans de Zola semblent des bluettes. La démocratisation des tarifs ferroviaires favorise l’émigration. Des lignes sont spécialement créées, comme celle du « train des Flamands » – la ligne 123 Gand-La Louvière, dont il ne reste plus aujourd’hui que la partie flamande.
L’historien francophone Yves Quairiaux a analysé l’image du Flamand en Wallonie avant 1914. Les sondages qu’il a réalisé dans la presse quotidienne des bassins houillers wallons lui ont permis de retrouver une série impressionnante de faits divers, souvent intitulés « Exploits de Flamands », relatant des bagarres impliquant les « brutes » venues du « far-west flamand ». Les journalistes néerlandophones Guido Fonteyn et Pascal Verbeken sont partis à la recherche de ce qu’il reste de ces anciens immigrés de l’intérieur. Les anecdotes relevées par le premier sont plutôt amusantes et montrent des clichés identitaires réversibles dans le temps. Dans le théâtre populaire wallon, il y avait toujours un « Flamind», personnage grossier et ridicule. Des expressions de la vie quotidienne demeurent. Un « travail de Flamind», c’est un travail mal fait. Aujourd’hui, les Wallons seraient paresseux et profiteurs ; hier, les Flamands cumulaient les vices : mauvais travailleurs, dépourvus du sens de la solidarité ouvrière (des « jaunes »), buveurs, bagarreurs, coureurs de femmes. Des étiquettes collées sur toute vague de nouveaux arrivants (Portugais, Grecs, Turcs, Marocains), même si certains, comme les Italiens de la Région du Centre, arrivent à s’en défaire plus rapidement que d’autres.
Au fond, la comparaison de ces clichés ne révèle que leur profonde inanité. En quoi les Wallons seraient-ils plus profiteurs que les Flamands ? Ou moins travailleurs ? Pendant plus d’un siècle, la prospérité économique était le fruit du travail des ouvriers wallons, bientôt rejoints par des vagues internationales d’immigrés. Il faut toutefois rappeler que les Wallons n’étaient pas riches, l’égale répartition des richesses n’étant pas la priorité des décideurs économiques et de leurs relais politiques – ceux qu’éblouit la théorie libérale de la « percolation » de la richesse sur les basses classes n’ont qu’à revoir « Misère au Borinage », tourné par Storck et Joris Ivens au début des années 30, alors que l’industrie wallonne était au sommet de sa puissance. Parti sur leurs traces, Patric Jean découvre, à l’occasion de son film-hommage « Les enfants du Borinage » (1999), une misère toujours présente, d’autant plus intolérable que la société s’est globalement enrichie. Les quelques avantages arrachés durant les décennies «fastes » (1930-1970) par le mouvement ouvrier ont alors suffisamment effrayé les détenteurs de capitaux, hier industriels, aujourd’hui financiers, pour aller voir ailleurs, là où l’herbe est plus verte et moins syndiquée, transformant de fait la Wallonie en désert économique. Côté flamand, on préfère oublier les transferts « Sud-Nord » qui ont permis à la Région flamande de sortir de la ruralité et de sa misère endémique, pour négocier une conversion vers la société de services. Le sociologue Michel Quévit rappelle que, pendant 130 ans, la Wallonie a casqué pour le redressement de la « pauvre Flandre».
A la fin de son ouvrage « La Terre promise », P. Verbeken demande à l’un de ses interlocuteurs pourquoi les Wallons des régions frappées par le chômage de masse n’émigrent pas vers la Flandre, ou d’autres régions prospères. Mais l’espoir d’une vie meilleure ne les intéresse même plus. Et puis, pourquoi risquer de perdre le peu qu’on a pour une aventure ? Ceux qui bougent, ce sont ceux qui n’ont
vraiment rien. Aujourd’hui, ils viennent d’Afrique ou de l’Europe de l’Est soumise à la thérapie de choc libérale. Et comme nulle industrie de masse ne peut plus les absorber, ils se retrouvent à Vottem.