Le gros type en marcel et en calebutte, ça fait une heure qu’il se les gratte (scratch, scratch) devant la fenêtre et qu’il fait des grimaces. Parfois il se trémousse, son visage se congestionne grave, devient rouge rouge, jusqu’à ce que, soudain, il se relâche (prout !) et arbore une expression de soulagement sale. À présent, il entame une tout autre gymnastique : il fléchit les genoux, ouvre la porte blanche d’un frigorifère, la referme, se redresse et se repositionne devant la fenêtre, une canette blanche en pogne, qu’il décapsule avec une nonchalance répugnante. Il avale une grosse goulée, ouvre longuement la bouche et la vitre se met à trembler.
« Et tu l’as baisée ?
…
Est-ce que tu l’as baisée, Bob ?
Mmmmh ?
Bob ! Écoute… Si ça t’intéresse pas, tu peux sortir.
Excuse, Barney, c’est encore le dégueu d’en face qui me perturbe. »
Furax, Barney Boca fait volte-face et vise le gros type de la maison de l’autre côté du trottoir. Il prend acte de sa panse couverte d’un coton blanc lui-même couvert de grosses taches huileuses et fait un signe péjoratif de la tête. Il s’avance vers la fenêtre, l’ouvre et se met à engueuler son vis-à-vis comme de la morue avariée. L’autre le prend si mal qu’il tire le volet. Le docteur Boca se retourne et persiffle avec un accent polonais :
« Ça fait cent balles, Bob. La séance est finie, Bob. »
Bob attrape un rouleau de billets dans la poche de sa chemise (hop !) il règle le psychiatre, puis il ose un timide :
« On se revoit quand Barney ?
Bob, je crois qu’il faut que tu prennes des vacances. Ça peut pas continuer comme ça, ton histoire…
Mais Barney… je ne sais même pas où aller.
Tu vas sur la vlaamse kust, hein, malin, comme tout le monde. »
Au téléphone (allo ?) le propriétaire a insisté pour parler français et Bob a trouvé ça très humiliant. Un ombudsman de sa trempe nationale, ça connaît les deux idiomes du pays sur le bout des doigts jaunis de nicotine, alors ? Alors Bob, il a quand même rien osé dire, parce que c’est un faible, Bob, parce que son métier l’a amolli du mollet jusqu’au ventre en passant par la colonne vertébrale. Et il a dit « d’accord » en français, même si ça lui faisait mal, très mal aux sphincters, et il a payé rubis sur ongle l’acompte, et il a même accepté d’arroser les géraniums tout le long de son séjour à Lombardsijde, ok. Peut-être qu’il a bien fait, Bob, parce que la villa est vraiment très sympathique. Les volets blancs à la peinture écaillée, les blattes et les scolopendres qui jouent à « des chiffres et des lettres » sur les parois des doubles vécés, au fond du jardinet, les petits cadavres de souris et d’oiseaux que le chat rapporte quotidiennement dans l’espoir de se faire gratter la maigre peau d’un dos pelé, tous les ingrédients sont là pour que Bob se repose et prenne du bon temps (ahhh !). Alors il se repose et il prend du bon temps, Bob ? C’est bien mal le connaître.
Dès le premier jour, un vieux avec une tête (beurk !) de pénis écrasé frappe à sa porte, toc toc. Bob ouvre, évidemment. Bob, c’est l’ombudsman né : du tact, du doigté, de la gentillesse et de la compréhension, alors bien entendu qu’il ouvre.
« Bonjour, dit Bob, seriez-vous mon nouveau voisin ?
Non, Bob, répond la tête de membre. C’est vous qui êtes mon nouveau voisin.»
Bob la trouve saumâtre (pouah !), mais au fond il l’a bien cherché. De toute manière, le vieux lui soumet illico une longue liste de griefs à l’encontre du voisin d’en face, un jeune homme qu’il décrit comme un salaud de la pire espèce, flanqué d’un animal passant le plus noir de son temps à couvrir d’excréments les trottoirs de la municipalité. Bob ne se rebiffe pas devant cette énumération, car il voit là l’occasion de s’intégrer rapidement dans cet excellent quartier de Lombardsijde, chic alors. Alors il prend des notes sur son calepin et, après avoir remercié l’homme à la tête sexuelle, il chausse ses bottines à crampons, il attrape sa batte de baseball et va se poster devant la porte du jeune homme en question.
C’est le chien qui arrive le premier par l’allée latérale de la maison, il lui fait la fête en jappant joyeusement :
« Hello Bob ! »
Pas de chance pour lui, Bob est de mauvais poil, il ne veut rien entendre. (Crac !), il lui brise sa colonne vertébrale de clebs d’un coup de batte. Puis il lui écrase la gueule de son soulier gauche à crampons (sproutch !). Sur ces entrefaites, le jeune homme arrive, l’air pas content du tout :
« Comment, ça, (sproutch !), Bob ? »
Pour toute réponse, Bob lui taille un costard avec son couteau à papillon, (flitch flatch !) (quel styliste ce Bob !), puis il se penche sur le jeune agonisant pour recueillir ses premières impressions, en bon professionnel de la médiation qu’il est. Le gars n’en revient pas de mourir aussi bêtement, mais Bob a sa Bible avec lui et il lui lit des passages très réconfortants de Saint Paul aux Corinthiens (tiens !). Plus tard, tout en se vidant longuement et péniblement dans les latrines champêtres de sa villa (ploutch) il relit les notes qu’il a prises chez les deux délinquants. Il reste intrigué par ces lignes : « C’est pas vrai, Bob, c’était pas mon clebs qui garnissait les trottoirs ! Tu ferais mieux d’aller poser la question aux pensionnés qui traînent le soir dans les rues… »
« J’en suis certain, Doc, j’ai choppé la turista.
La turista à Lombardsijde ! Elle est bien bonne, Bob !
Tous les signes avant-coureurs sont là, Doc. Et regardez-moi, je me déshydrate lentement mais sûrement…
Je ne vous crois pas, Bob ! Je sais très bien que vous n’avez pas arrêté une minute depuis que vous êtes là… La turista ne s’attaque pas à des indécrottables comme vous.
Mais, Doc…
Y a pas de médoc, Bob. Mangez correctement et on n’en parlera plus ! »
À l’aide des blattes-cacalculettes et du boulier-scolopendres, Bob fait les comptes de ses dernières visites de courtoisie. Le viel homme-quette n’est plus de ce bas monde, Bob est allé lui expliquer (baf) que c’est un peu à cause de lui que toute cette histoire d’excréments a commencé. Il a décimé une colonie entière de vacanciers brusselaires pour permettre au paysage balnéaire de respirer un peu, et c’est vrai (ouf) qu’on y voit un peu plus clair maintenant. Il va le régler ce problème, c’est sûr, même si ses forces l’abandonnent lâchement ; il s’est juré de faire honneur à la corporation des ombudsmannekes. Mais il doit bien avouer, en même temps, que le problème des déjections canines est loin d’être résolu. Au contraire, le conseil municipal vient de voter l’achat d’onze nouvelles motocrottes, c’est un signe négatif négatif. Bob remet son pantalon et regarde sa montre : déjà deux heures qu’il est vissé aux gogues.
Le jour vient de se lever et Bob traîne son mal de ventre autour du local des pensionnés. Ça s’affaire là-dedans, meeting électoral, on dirait ! Les trois-quarts de la population de Lombarsijde, toutous compris, ouaf ouaf. Bob s’en va te faire un carnage de cette racaille, tu vas voir, ça va péter (prout) ! Son visage est tout luisant d’une sueur de malade mais Bob est un ombudsman incroyablement fiable et il arme la minuterie de sa mini bombe fabrication villa. Le pharmacien n’a fait aucun problème pour les chimisteries, mais il l’a réprimandé sévèrement quand Bob lui a demandé s’il avait quelque chose pour soulager ses viscères : « Allons, Bob, vous ne seriez pas en train d’essayer de vous mettre sur la mutuelle, tout de même ? » Une jolie jeune femme aux lèvres bleues qu’était là aussi l’a regardé méchamment, (« pas vous, Bob ? »), il a baissé les yeux et est rentré changer de slip, penaud penaud. Il va se venger sur l’électorat âgé, dans deux minutes trente-cinq secondes, trente-quatre, trente-trois.
Il faut absolument qu’il se soulage avant que ça n’explose, (boum), (Bob), (merde) ! Ses yeux vomissent leur angoisse existentielle tout en cherchant autour d’eux une solution à son problème intestinal. S’ils ne trouvent pas, Bob va avoir sa journée gâchée pour de bon. Une minute vingt-cinq secondes, vingt-quatre. Pendant qu’un promeneur lui montre une Cathy-Cabine© du doigt,
tout au bout de la rue, son chien sournoisement dépose un paquet odorant sur la chaussée bitumée, mais Bob intègre intellectuellement qu’il ne peut, dans la situation où lui-même se trouve, en blâmer l’animal. Heureusement, il court vite, Bob (une, deux, une, deux), quinze secondes, quatorze, il est fier de toucher du doigt la cabine, huit secondes, sept, mais cette putain de porte ne veut pas s’ouvrir, bordel, ouvre-toi, sale porte, deux, un, ouvre…
Le gros type il a rendez-vous ou quoi aujourd’hui qu’il a mis un pantalon noir et une chemise rose ? Si ça se trouve, c’est pas lui puisque sa grasse tête elle disparaît derrière un journal du jour d’aujourd’hui, se dit Barney Boca, thérapeute perspicace et efficace. Et il en profite pour zieuter la une gratis : Un ombudsman explose à Lombardsijde, cent cinquante-trois morts, deux cent deux blessés.
« Merde, Bob », se dit Barney.