«?Tu descends au bled cet été???»

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Au-delà de la confusion anecdotique entre altitude et latitude dans la phraséologie, «descendre au bled » pourrait signifier aussi bien d’« aller à » dans le sens d’une virée estivale ou encore « retourner à » dans une perspective de retrouvaille, voire de pèlerinage vers les racines. Les vacances sont donc à destination unique : le pays d’origine, vers lequel des milliers de migrants 1 larguent les amarres, laissant derrière eux des quartiers comme Molenbeek, Saint Josse ou bien Gilly (dans le Hainaut) suintant l’ennui et la désolation. Bien que l’avion compte de nombreux adeptes, aidé en cela par la multiplication des compagnies « low cost », il n’en reste pas moins vrai que « l’immigré partant en vacances », c’est d’abord un cliché qui ne manque pas de piquant: une quatre-roues familiale tassée sous un mont de bagages-cadeaux fonçant joyeusement vers les ports français ou espagnols, avant de s’embarquer dans un ferry qui dessert l’autre rive de la Méditerranée.

Trois mille kilomètres en moyenne, à la poursuite de l’horizon-Sud, un trajet émaillé par tant d’anecdotes ou de tribulations qui marquent la mémoire collective des migrants. Il y aura toujours des histoires à raconter sur la route d’antan et ses dangers, sur les bons plans pour éviter les « paysages autoroutiers», ou encore les appréhensions face aux bandits qui rôdent dans les aires de repos, parfois déguisés en agents de l’ordre, attirés par les amas des affaires bâchées aux toits des véhicules. Tous ces présents entremêlés sont destinés aux proches : vêtements, étoffes, électroménagers, cosmétiques ou, plus surprenant encore, café, thé, etc. Cette large gamme d’objets et de denrées, si elle parvenait à bon port, répondrait à des besoins effectifs dans des endroits reculés et austères, mais relève de la symbolique dans d’autres régions, marquées par l’empreinte de la mondialisation.

A travers ce voyage éreintant et ces gestes de générosité ostentatoires, le migrant clame son attachement à ses racines et un désir de justifier son expatriation et l’éloignement des siens au point parfois de succomber à la tentation de s’ériger en parangon d’une réussite matérielle souvent surfaite 2. Cette posture contribue à enraciner le fantasme d’eldorado européen auprès des candidats à l’immigration, dont le vecteur intérêt-curiosité est pointé vers la rive nord de la Méditerranée. C’est un peu à l’opposé des aspirations de nombreux descendants des migrants. Nés et ayant grandi en Belgique, ces derniers recherchent, à l’occasion de ce séjour aux sources, outre le thermomètre, les stations balnéaires ou le folklore, une arithmétique de salut à leurs tiraillements identitaires. Quoique détenteurs d’une double culture, ils souffrent toutefois d’être considérés comme des ovnis dans leur pays de résidence et de ne point être épargnés de gloses dans le pays des ancêtres, où on les désigne parfois de « fakançiers » 3, terme qui les renvoie au statut de simples estivants et les exclurait de l’espace de l’entre-soi.

« Tu descends au bled cet été ? » La question risque d’indisposer ou de provoquer l’affliction chez bon nombre de migrants qui ne peuvent pas faire le déplacement, des « sans » : sans moyens, sans papiers ou bien sans attaches au pays d’origine, il leur reste à composer avec des quartiers devenus lugubres ou lézarder sous un soleil qui, fréquemment, brille par son absence ! Pourtant, l’attrait de ce voyage mono-destination commence à prendre un coup de vieux. Une partie iconoclaste de la nouvelle génération de l’immigration ne s’y sent plus tenue. Pour elle, d’autres destinations bien dépaysantes méritent d’être découvertes… Serait-ce le début de la fin d’un rituel ?

Notes:

  1. Selon une étude de la fondation Roi Baudouin, au moins 60% de personnes d’origine marocaine se rendent une fois par an à leur pays d’origine.
  2. 53% de personnes d’origine marocaine installées en Belgique vivent sous le seuil de pauvreté.
  3. « Vacanciers » dans l’argot local.

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