Quatre voyages avec ma mère

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On disait que mon père était roi du Brésil. Ma mère une vedette du cinéma technicolore. Ils m’étaient tous les deux de parfaits inconnus. J’étais un enfant recueilli, trouvé par une nuit de septembre, sur le pavé d’une venelle.
Afin d’éviter toute jalousie, il fut sagement décidé de tenir mes frères et mes sœurs de lait dans l’ignorance du secret de ma naissance. Cela simplifia nos rapports et je traitais nos différends comme si nous étions égaux.

Ma bonne mère de cœur venait tous les soirs me border tendrement et raconter pour m’endormir des histoires de fées et de châteaux inaccessibles. Et je pouvais, grâce à ces contes, m’imaginer sa prochaine détresse à la pensée du jour où des hommes vêtus de capes noires et de culottes pourpres viendraient me réclamer.

— Rendez l’enfant, il faut qu’il règne, lui enjoindraient sans ménagement les farouches sbires de mon père.

Et petite maman, qui par extraordinaire ne comprendrait que ces six mots de portugais, comme si de toute éternité elle s’attendait à les entendre, se tordrait les mains avec le désespoir de la résignation.

Et j’aurais, comme tous les enfants, hâte de mettre fin aux adieux. L’œil brillant d’impatience, je tiendrais la bride haute à mon fringant pur-sang arabe. Et il ne faudrait pas céder à l’émotion. Et il me faudrait faire face avec bravoure à l’idée d’un destin princier et riche en lointaines aventures. Et il me faudrait l’embrasser, avec sollicitude, ma mère nourricière et lui mentir encore, pour la dernière fois.

— Peut-être pourras-tu me rejoindre là-bas. Vraiment, chère Maman, je te remercie : tu as été bonne pour moi. Mais à présent, je dois partir, mon pays se lève et me crie qu’il a besoin de ma présence.
Et l’on disait aussi qu’un vaisseau-fantôme, battant pavillon latin, était à l’ancre dans nos fameuses eaux thermales.

Je voudrais bien savoir pourquoi la plupart des héros des livres pour enfants qu’on nous donnait à lire, bêtes ou petits d’homme, étaient des orphelins.

***

Dès le retour des beaux jours et des flaques de boue, notre maître de gymnastique nous faisait mettre en rangs et nous emmenait vers un petit parc boisé au flanc schisteux de la colline. Sous une tonnelle accueillante, vestiaire de fortune, nous abandonnions nos habits pour enfiler le short et le chausson propres aux exercices physiques. Là, nous étions mis au défi de courir une heure d’affilée, à plat, en côte puis en nage, sans boisson ni répit aucuns.

Très vite, deux groupes se formaient. Les plus sportifs se dépensaient sans compter car le vainqueur du marathon gagnait le privilège de pouvoir faire mesurer son rythme cardiaque en fin de parcours. Dédaignant cette majorité soufflante et cavalante, le clan des gros, des asthmatiques et des sceptiques fermait la marche avec superbe. A l’instar de l’école péripatéticienne, nous pérorions les mains dans le dos, devisant des sujets les plus graves du moment.

Ces promenades forcées nous éloignaient bien sûr de la tonnelle. Un jour, dans des circonstances mystérieuses qui restent à élucider, sur fond de jalousie, de règlement de compte ou d’amitiés trahies, se déroula le lâche larcin qui eut pour pénible conséquence que le football en salle prit le dessus sur les activités en plein air.

Ma chaussure droite avait disparu, ainsi que d’autres effets appartenant aux membres de notre groupe de réflexion. Après avoir cherché en vain les objets manquants et déploré la bassesse d’un tel crime, nous fîmes rapidement notre deuil et je regagnai la maison en gardant à mes pieds mes pantoufles de sport.

— Tu as été imprudent, et tu auras mal regardé. Qui voudrait d’une seule chaussure ? On te l’aura cachée par jeu, trancha ma mère, contrariée.
Elle insista pour que nous retournions ensemble sur les lieux. Ce que nous fîmes.

Dans le soir qui venait doucement, nous dérangions les amoureux et réveillions les oiseaux. Maman interrogea les plantes, les sentiers et même une poubelle qui bourdonna son innocence. En pure perte. Recherche vaine.
Stérile acharnement.

J’admirais et j’admire encore ma mère de posséder cette vertu faite d’obstination et de naïveté de ne jamais vouloir se rendre au malheur.
De loin en loin, comme Louis XVI de La Pérouse, elle continua à prendre des nouvelles de ma chaussure droite. Puis je chaussai du 40 et l’affaire fut classée sans suite.

***

Peu nous importait d’arriver à la gare en retard ou en avance : un train, toujours à l’heure, partait toutes les heures, de la voie dite et vers une destination conforme à nos exigences. Le véritable ennui, ce n’était pas tellement de devoir attendre, c’était plutôt l’inconfortable accueil de la salle d’attente. Hiver comme été, elle était chauffée à l’excès, et nos parents, dans l’ignorance du climat qu’il ferait là où ils nous emmenaient, veillaient à ce que nous soyons emmitouflés à outrance.

Par décence vis-à-vis des autres voyageurs qu’un déshabillage public et intempestif eût pu incommoder, nous devions prendre le parti de transpirer sous nos lourds vêtements.

Quelquefois, quand l’expectation du train menaçait de durer plus de cinquante minutes, ma mère nous prenait en pitié et nous conseillait de filer discrètement tour à tour aux toilettes pour y tomber avec pudeur quelques épaisseurs de lainage. Cette opération, qui entraînait inévitablement une autre séance d’attente, mise pour ainsi dire en abyme de la précédente, se devait d’être scrupuleusement minutée car le temps imparti pour l’occupation des lieux d’aisance, en rapport avec les performances de nos sphincters, rarement proportionnel aux délais dont nous disposions.

De retour dans la salle des pas perdus, il incombait encore à chacun d’entre nous d’ouvrir la valise idoine pour y ranger en vitesse les vêtements retirés.
Et le train, entré en gare à l’heure où maman tentait de dissuader ma sœur Sabine de se recoiffer, où mon frère aîné s’efforçait de boucler une malle au contenu déferlant, où mon père, s’étant rappelé un coup de fil urgent à donner, faisait de la monnaie au kiosque à journaux, repartait comme il était venu, scrupuleusement ponctuel, reportant à plus tard notre soif de voyage.

***

D’une gare l’autre, les voyages avec ma mère commençaient toujours bien. Les châteaux sur le Rhin défilaient à vive allure. Rive droite, quelque part dans les hauteurs, Lorelei épiait notre passage en peignant ses blonds cheveux. Je n’avais rien à craindre du chant fatal de ma petite fiancée : elle envoûtait les bateliers et je n’étais, à ma connaissance, qu’un petit garçon dans ce train qui traversait en ahanant des paysages métaphoriques.
Alors des inconnus entraient dans notre compartiment, posaient leurs bagages dans nos filets, soufflaient de la fumée jusque par nos fenêtres puis s’assoupissaient bouche bée tout en exhibant leurs pieds gris sous notre regard impuissant. Ou faisaient mine de s’assoupir, – comment savoir ? - : des lunettes fumées nous cachaient leurs paupières.

Excessivement affectée, maman soupirait à fendre l’âme de ces désagréments. Irrémédiablement, tout son plaisir semblait gâché par ces présences importunes pourtant prévisibles. Alors contre son gré, elle se résolvait, le temps d’un aparté, pour n’être pas comprise des gêneurs et nous prendre à témoin des pénibles conditions de notre périple, à parler en français.

Et c’était une chose tellement insolite pour moi que d’entendre maman, en route vers sa ville natale, se faire violence et tresser laborieusement les phrases d’une indignation passagère, qu’elle m’apparaissait tout à coup elle-même comme une étrangère, plus étrangère encore que nos éphémères compagnons certes importuns, mais muets dans leur propre langue.
Puis, à court de colère ou de mots, plus résignée que soulagée, elle se taisait enfin et je me remettais, nicht aus dem Fenster beugen, la tête pleine de rêves marins passée par la vitre baissée, à guetter les échos de la chanson de Lorelei sur les falaises bleues de vignes et de légendes.

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