L’éco-touriste et le néo-colon (sont sur le même bateau)

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« Y a quand-même des moments où tu te demandes ce que tu fous-là, franchement. Je veux dire, t’es en train de sillonner l’Afrique en camionnette pour chercher un sens à ta vie et autour de toi, les gens, ce serait quoi? Des sortes de figurants – comme dans ces villages pour promeneurs du dimanche où on reconstitue la vie au Moyen-âge? Des indigènes dans une immense réserve grande comme un continent ? »

A moins qu’ils ne soient plutôt dealers en authenticité? De retour d’un voyage de 2 ans entre le Maroc et le Bénin, Marushka ne regrette rien mais reconnaît un peu de perplexité.

Bien sûr cette perplexité-là ne touche pas tous les touristes occidentaux avec la même acuité. Par exemple, Samantha, de retour des Caraïbes, nous avouera naïvement tout son étonnement d’avoir constaté que « certains noirs soient parfois vraiment beaux » – et nous racontera tout l’émoi suscité en elle par une rencontre avec un « vrai » chamane, rencontré lors d’une excursion organisée par son tour-opérateur… Mais on rencontre facilement des voyageurs « d’un certain type », enclins au doute et prompts à se laisser gagner par l’inquiétude.

Ainsi, au hasard, cet internaute (Vincent Bouchard) qui synthétise ses interrogations dans un petit texte 1 où il met en perspective ses voyages. Au Népal, tout d’abord, où il a pu constater que la population locale préférait voir ses enfants se lancer dans l’activité touristique (principale pourvoyeuse de devises étrangères) plutôt que de devenir médecins – raison pour laquelle « il n’y a pas assez de médecins au Népal, alors que des auberges et des restaurants poussent dans tous les petits villages ! ». Où il a pu aussi observer que dans les économies dépendantes du tourisme, les occidentaux incarnent la figure du «sauveur » (ou, plus cyniquement, celle de la «banque ») – et le modèle de société qu’ils transportent (notamment via les programme télé qui résonnent dans leur fringues et leur attitude) représente un improbable Eldorado. Qui est, évidemment, en carton-pâte, mais ça les « locaux » ne le savent pas…

Vincent Bouchard a aussi visité la Birmanie, pays très fermé, peu touché par l’occidentalisation. Il raconte y avoir découvert, après quelques jours de trek, au beau milieu de la jungle, un village dont les habitants ont décidé d’acheter une télévision avec l’argent commun – pour « accéder à la modernité occidentale », lui expliquèrent-ils. Et comme il n’y a pas d’électricité, l’appareil fonctionne avec des batteries de bagnole que les villageois transportent jusque-là en deux jours de marche! En Birmanie, il a pu constater que l’introduction de l’argent (via la production d’artisanat pour touristes) dans des communautés rurales traditionnelles qui fonctionnaient jusqu’alors en auto-subsistance, bouleverse l’organisation sociale de manière irréversible. Les villageois commencent à s’acheter des biens individuels, alors qu’ils mettaient le fruit de leur travail en commun – et certains abandonnent les « grandes maisons » traditionnelles, où plusieurs familles vivent en communauté, pour se construire des habitations individuelles.

Et Vincent Bouchard de conclure qu’en dépit de toutes les précautions possibles, « la réalité est que par le fait même d’être touriste occidental dans un pays “en voie de développement”, je contribue au processus d’uniformisation. Il n’y a pas moyen d’y échapper (du moins je n’en ai pas trouvé), même si on en est totalement conscient ».

Bien sûr, on pourrait simplement rigoler en se disant qu’il n’y a pas que le tourisme qui est un truc d’occidentaux bien blancs et friqués, que la culpabilité et la mauvaise conscience sont aussi des spécialités maison. Et on se débarrasserait sans doute trop vite d’une perplexité plus significative qu’on ne le croirait de prime abord. L’hypothèse d’un branchement de l’entreprise (silencieuse) de néo-colonisation sur l’activité touristique semble tenir la route. Et ce peut-
être même d’autant plus que ledit tourisme se veut fair trade et se conçoit écologique…

Dans un article du genre recadrant et publié dans la revue Multitude 2, Santiago Castro-Gómez explique comment l’homme blanc des années 60-70, aux prises avec une épidémie d’indépendance et d’autonomie des anciennes colonies, met au point le très pratique dispositif de l’aide au développement. Désormais, il s’agira d’aider les tout nouveaux États-nations à libérer leurs sociétés du joug des superstitions et des croyances mythiques qui les empêche d’entrer de plein pied dans la civilisation moderne (ou dans l’Histoire, comme dirait Sarkozy à Dakar).

Les gentils « développementalistes » voyagent en Asie, en Amérique du Sud et en Afrique, les bagages bourrés des critères de la société industrielle (du Nord) avec lesquels ils (pré)jugent les contrées qu’ils traversent – et échangent, en définitive, des tonnes de matières premières… Ils rêvent de mettre les braves peuplades locales sur la voies du développement mais peinent à se démarquer clairement de l’entreprise coloniale classique. Et pour cause, le rapport hiérarchique ne disparaît pas : les savoirs indigènes constituent des ennemis du Progrès dont les détenteurs font, par ailleurs, généralement preuve de passivité et d’indolence – la Modernité occidentale devrait apporter la lumière à tout ce beau monde.

À la même époque, en Occident, la civilisation industrielle perd de son évidence – une partie de la population commence à douter qu’elle participe à la grande marche pour le Progrès, et même si c’est le cas, peut-être qu’après tout, elle s’en contre-fiche! Il y a pas mal de remue-ménage dans les sociétés du Nord et dans l’organisation de leur économie à partir de la fin des années 60. On s’aperçoit, notamment, qu’on peut faire beaucoup d’argent avec de la connaissance, de la culture, bref du sens – ce n’est pas complètement nouveau comme phénomène, mais disons que ça va prendre pas mal d’ampleur. Par ailleurs, il y a aussi la prolifération et l’intégration de tout un discours écologiste qui charrie des concepts comme ceux de développement durable ou de la biodiversité.

Tout ces mouvements vont changer la manière dont le Nord (tout blanc) envisage ses rapports avec le Sud (pas toujours très clair) : les modes de connaissance indigènes qu’on regardait comme des anachronismes handicapants deviennent de précieux modes d’emploi pour l’utilisation d’une biodiversité qui va tout doucement commencer par devenir une sorte de nouveau pétrole (une sorte d’or vert). Ces savoirs constituent de richissimes gisements de sens – la nouvelle matière du business de la connaissance et de l’information.

Les savoirs indigènes accèdent à un certains niveau de reconnaissance : ils ont désormais une utilité (pour la conservation de l’environnement et donc pour l’économie). Mais la vieille division classique entre doxa (opinion, croyance) et épistémè (savoir) garde toute sont actualité : pas question de transdisciplinarité entre des chamanes, des griots et des chercheurs du MIT! Les traités internationaux tel que l’”Accord sur la diversité biologique” ne visent pas à effacer la hiérarchie Nord/Sud mais à la reconfigurer: il s’agit de donner à la connaissance indigène une existence juridique pour pouvoir la breveter. Les brevets fonctionnent alors, tranquillement, comme un dispositif néo-colonial au travers duquel les firmes du Nord privatisent la biodiversité du Sud.

Oulalà! Mais on ne serait pas en train de s’égarer un peu trop? Qu’est-ce que nos pauvres routards certes blancs mais sympathiques et surtout équitables ont à voir là-dedans? Ils ne sont quand-même pas allés breveter du vivant en voie de développement (durable) sans le savoir? Non, mais rappelez-vous qu’ils étaient tout perplexes à propos de leur impact sur les cultures locales. Une partie de leur trouble ne pourrait-elle pas être dûe à la difficulté de dissocier leur conduite de celle de pilleurs de biodiversité – eux aussi à la
recherche de sens ? Une distinction tout aussi difficile à opérer dans les cerveaux du Sud que dans ceux du Nord. Après tout, tout le monde veut activer le développement durable, conserver la biodiversité et découvrir les cultures locales. Et pourtant, ça ne garantit pas un rapport ‘équitable’ – bien au contraire!

Vincent Bouchard, amer et déçu mais lucide, remarque que le rapport Nord/Sud reste toujours hiérarchique parce qu’il se caractérise par son unilatéralité. Nous, occidentaux, pouvons nous promener à notre guise dans le Sud – où dans ce qu’on appelle les pays en voie de développement. Mais les habitants de ces pays ne peuvent pas entrer en Occident. La politique de migration du Nord serait donc la base de la hiérarchisation des rapports Nord/Sud et le socle du pillage néo-colonial. Et le tourisme, même lorsqu’il est « éco », en serait le côté pile. D’où la perplexité des honnêtes voyageurs en quête de sens.

Bonnes Vacances (quand même).

Notes:

  1. http://www.zombiemedia.org/spip.php?article261
  2. http://multitudes.samizdat.net/Le-Chapitre-manquant-d-Empire-La

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