La dernière traversée

Download PDF

J’avais décidé de liquider mon banquier. Je ne lui devais pas d’argent, ma maison était payée depuis longtemps et ma voiture aussi, elles ne se quittaient plus d’ailleurs, l’une dormait dans le garage de l’autre. Si j’avais pris la décision de lui coller une balle entre les deux yeux, de lui forer un troisième œil, de l’allonger sous la terre, ce n’était pas parce qu’il était banquier, non, ça arrive même aux meilleurs, mais parce qu’il était l’amant de ma femme, depuis plusieurs mois déjà. Et qu’elle était morte deux ans plus tôt, ce qui n’arrangeait rien du tout à l’affaire.

Bien au contraire. La simple idée de l’imaginer, le pantalon sur les chevilles, dans le caveau familial me filait frissons et nausées. Déjà de son vivant, elle n’était pas toujours fraîche, après deux ans dans un tiroir en bois je n’osais pas imaginer. C’est le cantonnier qui m’a mis au parfum : un brave type, qui aime son métier comme sa bêche et ne ferait pas de mal à un lombric de compost. Il était tout retourné, il avait surpris le banquier par un soir de pleine lune. S’il s’en était pris à la mère de ma femme, à ses frères ou son père, j’aurais peut-être réussi à garder la tête froide. Mais c’est à ma femme, qu’il avait fait subir les derniers outrages, sous les yeux cavés, précisément, de ses compagnons de caveau.

On nageait dans le sordide, pire même, on y buvait la tasse.
C’est peut-être ça qui m’a donné l’idée, d’ailleurs.

Derrière le village, il y a un lac artificiel : un joli plan d’eau avec des enfants qui barbotent en été, des pêcheurs à l’aube et des couples illégitimes tout au long de la nuit, allongés dans leurs bagnoles ou dans les fourrés. Balancer le banquier à l’eau depuis le bord, ça n’aurait pas suffi, tout le monde avait pied le long de la rive, j’aurais du le cogner à coup de pioche pour qu’il s’enfonce. Il fallait avancer au large, atteindre le milieu et, d’un grand coup de rame, envoyer cette ordure macérer dans la vase comme une épave de galion espagnol.

Une ultime traversée en tête à tête, dans une barque de pêcheur, c’était facile à organiser, je n’avais pas besoin d’une agence de voyage. Mais il fallait que je fasse bien les choses.

On m’avait raconté l’histoire d’un gars qui, juste après avoir réussi un hold up à la poste, avait traversé la rue, était entré dans la banque en face et avait demandé à ouvrir un compte, pour déposer son butin. Le directeur de la banque l’avait fait entrer dans son bureau, lui avait fait remplir les formalités et, à la sortie, c’est la police qui l’attendait. Le gars n’avait même pas eu droit à un procès, on l’avait directement emmené à l’asile.

Cette histoire me plaisait bien. Je la classais dans le même registre que celle du type qui, plutôt que prendre vingt ans pour le meurtre de sa femme, descend un litre de whisky, se met au volant et l’écrase avec Mercedes. Au pire, il écope de quelques mois de prison avec sursis et d’un retrait de permis.

J’avais déduit de ces deux anecdotes une ligne de conduite, qui me semblait aussi solide que le barrage de retenue du lac artificiel : il faut jouer l’invalidité mentale.

C’est toujours la faute à la boisson, au stress et aux sévices subis dans l’enfance.

La faute au décalage horaire ou à une erreur de médicaments.

La faute à pas de chance.

Quand on agit habilement, on peut rentrer à la maison la tête haute, oui, on vient de zigouiller un type mais on ne l’a pas fait exprès, c’est juste un accident.

Je me doutais bien que le banquier ne refuserait pas une invitation. Quand on se sent coupable, on joue pas les mal polis. C’était la coupe du monde de foot, il y avait des matches tous les soirs. Je lui ai laissé le choix de la soirée et il a proposé qu’on regarde ensemble France-Uruguay, pour bien démarrer les festivités. C’est moi qui invite, bien sûr, que je lui ai lâché. Il m’a avoué que sa femme n’aimait pas trop le sport et que ça l’arrangeait bien qu’il débarrasse le plancher. Il n’imaginait pas qu’elle allait en être débarrassée pour de bon.

nOn a commencé la première mi-temps au bar PMU, sous les platanes. Il y avait un écran géant tout plat et une ambiance du tonnerre. Les pochetrons du village en profitaient pour écluser de plus belle, sous prétexte de réjouissances sportives. J’ai expliqué à Jean-Marc – ben oui, à partir du moment où on passait la soirée ensemble, on pouvait bien en venir aux prénoms – comment les Uruguayens buvaient pendant les matches de foot : en laissant couler un petit verre de vodka au fond de leur verre de bière.
L’idée du voyage sous les mers lui plaisait bien, il avait envie d’essayer. On s’est envoyé tant de sous-marins uruguayens au cours de la seule première mi-temps que le fond de la mer devait en être tapissé.

L’alcool nous coupait les jambes et nous amollissait le cerveau. Je m’étais dit, au départ, que je devais boire moins que lui, pour rester plus lucide, mais une fois lancé, j’ai un peu oublié pourquoi je devais rester sobre et je me suis pris au jeu.
— Jean-Marc, tu sais ce dont je rêve, depuis des années ?
Ses petits yeux ronds m’ont regardé avec malice, l’alcool les rendait vitreux.
— Non, mais tu vas me le dire.
— J’ai très envie de pisser au milieu du lac.
J’ai laissé un petit moment de silence pour qu’il réfléchisse bien puis j’ai continué :
— Le problème, c’est que, depuis le bord, même avec une vessie bien pleine, je ne peux pas y arriver…
— Tu devrais prendre un hélico, qu’il m’a répondu, tu survoles le lac et, zou, en plein milieu, tu te soulages.
Il n’avait pas le même budget loisir que moi, de toute évidence.
— Je pensais plus simplement à une barque. On a le temps, là, on rame un coup, on pisse un mètre et on est de retour pour la deuxième mi-temps.
Il a regardé sa montre, puis l’écran où les pubs scintillaient. Il a froncé les sourcils.
— Si on hésite trop longtemps, on n’aura pas le temps, a-t-il conclu.
C’était un peut-être un sale type mais c’était un enthousiaste. Ça faisait plaisir de bousiller un gars d’aussi bonne volonté, c’était moins pénible que de trucider un pinailleur ou un ronchon.

J’ai insisté pour qu’on balance encore un sous-marin par le fond avant de prendre la voiture. On l’a descendu au bar, avec les habitués, j’ai lâché deux ou trois vannes pour qu’ils se souviennent bien de nos tronches et de notre état d’ébriété avancée, quand la police les interrogerait le lendemain, au sortir de leurs brumes éthyliques.

Puis nous nous sommes mis en route. J’ai rangé la voiture sur la rive, près de l’embarcadère. On sentait la fraîcheur du soir. La lune, reflétée par la surface sombre de l’eau, m’a fait penser à un œuf dur. Ça m’a rappelé que je n’avais rien mangé depuis le matin. On a choisi une barque toute simple, un vieux rafiot en bois, j’ai vérifié qu’il y avait deux rames et je me suis assis. Pendant que je m’occupais de la manœuvre, j’ai tendu la bouteille à Jean-Marc.
— C’est quoi ça ?
— Ben, de la vodka, tiens.

Je ramais à grands moulinets pour m’écarter de la rive au plus vite.
— Je n’ai plus la bière pour mettre autour mais faut qu’on reste dans l’ambiance.

Il ne s’est pas fait prier, il a bu de grandes goulées puis m’a tendu la bouteille. Je l’ai agrippée de la main droite et j’ai avalé une gorgée à mon tour.

Quand j’ai voulu avancer la barque vers le milieu de l’eau, j’ai remarqué que l’une des rames n’était plus là. Avec la lune, je la voyais clairement flotter à la surface, à quelques mètres à peine. Je l’avais lâchée comme un con. Je me suis penché sur l’eau, la barque a fait de même, Jean-Marc a hurlé, il a cru voler à la flotte mais ce n’était pas encore le moment.
— Tu vas nous faire chavirer, qu’il m’a dit. Faut pas se pencher comme ça.
— Non, il vaut mieux pas, que j’ai ajouté. Mais j’ai perdu une rame. Elle est juste là.
— Où ça qu’il a demandé ?

Et il a fait un grand pas dans ma direction, la barque a tangué un bon coup, j’ai voulu me jeter de l’autre côté pour rétablir l’équilibre mais au lieu de prendre appui sur le bord, ma main a plongé dans l’eau froide et c’est moi qui ai glissé.

Je me souviens des glous et
des glous. De Jean-Marc qui hurle pour que je lui tende la main.

De cette pensée qui me traverse l’esprit en boucle.

Quand on ne sait pas nager, on ne choisit pas de liquider les gens au milieu d’un lac.

Jean-Marc m’a tendu l’autre rame, je le voyais à la surface, mais je n’arrivais pas à flotter.

Je hurlais, je me débattais et je m’enfonçais.

Comme un verre de vodka dans un verre de bière.

Je ne sais pas si j’ai touché le fond.

Sans doute, à un moment, mais je n’étais plus en état de m’en rendre compte.

Comme il n’y avait pas d’instruction, on m’a enterré dans le caveau de la belle-famille. C’était le plus simple.

Je suis à côté de ma femme. Aux première loges.

Le cantonnier ne m’avait pas menti : il y a bien un malade mental qui vient se soulager ici par les nuits sans lune.

Mais ce n’est pas le banquier.

Non, pas du tout.

C’est le cantonnier, tout simplement.

Dès que je ressuscite, promis, j’apprends à nager et je l’emmène en balade sur le lac.

Aucun commentaire jusqu'à présent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Archives

Catégories

Auteurs