« Ces primitifs sont-ils des hommes? »
Nous sommes en 1492, après trois mois de navigation, des erreurs d’orientation, des angoisses d’être perdus au milieu de l’immensité de l’océan, Christophe Colomb et sa flotte atteignent enfin les terres des actuelles îles Bahamas. Ils accostent et se retrouvent nez à nez avec les Indigènes habitants ces terres. Colomb les nomme « Indiens » car il pense être arrivé aux Indes. Sous le regard des premiers habitants, l’explorateur prend officiellement possession des terres en plantant le drapeau de Ferdinand et Isabelle d’Espagne. Ce fait historique, la découverte du «Nouveau Monde », va faire émerger une réflexion sur la confrontation avec les premiers habitants de ces terres, c’est-à-dire avec l’altérité. Nouveaux territoires pour les Occidentaux, mais habités et bien connus de ses habitants.
La grande question qui se pose alors est de savoir si «ceux » que l’on vient de découvrir appartiennent à l’humanité. Sont-ils des hommes ? Le critère qui détermine l’appartenance étant celui de la religion, le sauvage a-t-il une âme ? Connaît-il le pêché ? Viennent ensuite les critères de l’apparence physique, des comportements alimentaires, de l’intelligence qui passe par le langage,… Mais c’est bien sous les seuls critères de l’Occident du XVIème siècle, soi-disant civilisé, que l’on mesure la sauvagerie et le retard de ces populations, contraintes de rejoindre les avancées occidentales. Entre dégoût, rejet et attirance, le « sauvage » est tantôt bon, tantôt mauvais. « Ils sont très doux et ignorants de ce qu’est le mal, ils ne savent se tuer les uns les autres (…), je ne crois pas qu’il y ait au monde de meilleurs hommes », écrivait Christophe Colomb après son passage aux Caraïbes. Au contraire, l’historien espagnol Oviedo, écrit en 1555 dans Histoire des Indes : « Les gens de ce pays, de leur naturel, sont oiseux, vicieux, de peu de travail, mélancoliques, couards, sales, de mauvaise condition, menteurs ». La diversité des sociétés de l’espèce humaine est rarement apparue aux hommes comme un fait, mais comme une aberration appelant une justification.
Le XVIIIème siècle permettra à la discipline de l’anthropologie de prendre véritablement son essor. En effet, c’est à ce moment que le concept d’Homme est pour la première fois avancé. Il s’agit de considérer l’Homme autant comme sujet que comme objet d’étude. La dualité scientifique (l’observateur et l’objet observé) est ainsi appliquée à l’Homme lui-même. Auparavant, les récits des voyageurs se rapportaient davantage au cosmos (le ciel, la terre, la faune, la flore) qu’à une enquête ethnographique. Révolution, donc, au siècle des Lumières. L’Homme devient l’objet du savoir. Pour dégager ce savoir, une méthode va d’emblée se rattacher à la discipline ; l’observation et donc le développement d’un savoir empirique. Encore faut-il que cette observation soit éclairée. Ainsi se forment des couples de voyageurs et de philosophes, où ces derniers « éclairent » de leur réflexion les découvertes des explorateurs.
La pensée évolutionniste du XIXème siècle
Cette fois, ça y est, au XIXème siècle, l’anthropologie est en marche. Elle se définit comme sciences des sociétés primitives. On comprend dès lors que cette science, prenant son envol en pleine période coloniale, suivra de près les pas du colon. Cependant, le concept d’homme, dont nous venons de parler, reste très abstrait et philosophique. Il ne s’agit pas d’étudier «l’homme » mais bien des individus appartenant à une époque et à une culture donnée, tout comme le sujet qui observe appartient lui aussi à une époque et culture propre. La pensée qui dominera ce siècle est celle de la théorie évolutionniste. L’idée étant que l’espèce humaine se développe à des rythmes différents, certains individus sont plus lents, d’autres plus rapides. Mais tous tendent vers la « civilisation », stade final et suprême du développement de l’espèce humaine. L’individu des sociétés extra-européennes n’
est plus le sauvage, mais devient le « primitif », c’est-à-dire l’ancêtre du civilisé vers lequel il doit tendre (la colonisation y veillera). L’évolutionnisme apparaît comme la justification théorique de la pratique coloniale, dès lors que le chercheur s’identifie aux avancées et aux avantages de sa propre société, civilisée. Mais c’est à travers ces premiers pas que les chercheurs posent la question majeure de l’anthropologie, à savoir : expliquer l’universalité et la diversité des peuples, leurs croyances et leurs comportements.
Ce sont donc les explorations des siècles passés qui ont montré l’importance de l’étude en direct des comportements sociaux, par l’intermédiaire d’une relation humaine. L’observation sur le terrain deviendra la méthode propre à la discipline anthropologique. L’idée étant que la compréhension des hommes passe obligatoirement par la communication avec ceux-ci et le partage de leur existence. « L’anthropologue est celui qui doit être capable de vivre la tendance principale de la culture qu’il étudie », écrit Laplantine. C’est lui l’élève. Ses maîtres étant ceux qui possèdent les codes et le savoir de la société qu’il étudie. Convaincu de cela, l’anthropologue peut appliquer sa méthode à tout type de groupes, de sociétés et d’individus. Car après s’être définit comme science des sociétés primitives, l’anthropologie propose de s’intéresser au micro-sociologique.
Expliquons-nous. L’anthropologie va poser un regard sur l’infiniment petit afin d’expliquer l’infiniment grand. C’est en passant par le détail « insignifiant », que l’anthropologue parlera de la société globale. Il s’intéressera aux phénomènes sociaux non écrits, non formalisés, anodins qu’il considère comme révélateur des comportements et des pratiques sociales. Comme l’écrit Lévi-Strauss : « Si l’ethnologue s’intéresse surtout à ce qui n’est pas écrit, ce n’est pas tant parce que les peuples qu’il étudie sont incapables d’écrire, que parce que ce à quoi il s’intéresse est différent de tout ce que les hommes songent habituellement à fixer sur la pierre et le papier ». L’anthropologie n’a pas d’objet en soi, mais développe une démarche qui lui est propre, en mettant en perspective un certain regard sur l’autre.
Vers le touriste-anthropologue
Le statut de touriste s’oppose-t-il à celui d’anthropologue ? La posture anthropologique est-elle compatible avec la posture touristique ? En d’autres termes, un touriste en voyage a-t-il la possibilité de porter un regard « d’élève », d’empathie et de respect envers les lieux visités et les habitants rencontrés ? Il faudrait déjà s’accorder sur la définition de touriste. Nous n’entrerons pas dans ce débat ici. Cependant, nous pouvons tous avoir à l’esprit l’image de ces groupes de touristes consommateurs de paysages, de monuments, de lieux et d’hommes. Ces touristes qui « font » l’Afrique en deux semaines, qui « font » Paris, Bruxelles et Amsterdam en un jour pour dire, en rentrant chez eux, qu’ils y sont allés. Mais qu’auront-ils vu au juste de ces villes et de ces gens ? Qu’auront-ils retenu ? Les voyages forment la jeunesse, mais ne déforment-ils pas le regard lorsqu’ils sont ainsi consommés ? Et qu’auront-ils laissé derrière eux ? De l’argent, certainement…
Mais nous pouvons peut-être croire au touriste-anthropologue. Celui qui prendrait son temps, celui qui serait intéressé par la rencontre avec l’autre et pousserait même jusqu’à embrayer un brin de conversation. Celui qui n’irait pas forcément au bout du monde pour être dépaysé et rencontrer l’altérité, celui qui serait sensible aux gens rencontrés et aux pays traversés. Voilà ce qui pourrait donner un bon touriste-anthropologue, l’affirmation que l’altérité peut être à notre porte à partir du moment où nous interrogeons notre quotidien comme si nous étions un étranger de passage. Car finalement, tout pourrait être autrement.
A consulter : François Laplantine, « L’anthropologie », Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
Un explorateur syrien dans le nord-ouest de l’Europe