Co-errance?et récits denses?: l’esprit nomade

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Un profond dégoût nous interdit toute naïveté à cet égard. Inter-diction qui raréfie de plus belle le silence nécessaire à une parole qui aurait quelque chose à Dire. A des gestes qui feraient Actes. Voyagerions-nous, en quête d’un dehors désirable, permettant de nous ressourcer d’un espace congestionné et restreint ?

Quels arpenteurs seront-nous ? Quels seront nos bâtons de so(u)rciers ? A quoi nous opposons-nous?

Drogués au voyagisme aigu, les gais larrons de la dite “société du loisir”,sont parfois pris d’une douce béatitude à leur onéreux retour de quelque « pays où il fait bon vivre », de ces endroits où « ils n’ont rien, mais ils sont tellement plus heureux que chez nous, quoi! ». Moment de grâce éphémère durant lequel les néo-touristes fustigent la grisaille individualiste et consumériste et veulent souvent, ô apparent paradoxe, « aider ces pauvres gens ». Le trop humain se croyant face au jamais-assez-humain.
Spasme enjoué mais inconséquent, appétence pour un mieux et un ailleurs mais hors-sol, pulsion artificieuse sans réelle force prospective.

Ensuite, retour de carotte et baisse tendancielle du taux de bronzage, nos globe-frotteurs déchantent bien rapidement dans l’atmosphère putride de nos démocraties-marchés : débandade de l’arc exotique (ex-autiste ?).

Le merveilleux instrument que nous croyions unique, en bois équitable, tissé de fils angéliques, révèle sa morbidité chic  et sa dimension plastique.
Un petit tour dans le métro ou une errance dans une rue-vitrine suffit en général pour assécher tout velléité crévolutionnaire.

Pire, l’arme peut se retourner, et produire exactement les effets inverses: “de toute façon on peut rien faire! Tout est pourri ici”.
Tristesse du mythe du bon sauvage. Affects mytheux.
Il ne faudrait donc pas se contenter d’un simple shoot voyagiste.

Cela dit, nous ne désespérons pas, de chercher (précisément… c’est tout un travail!) , après la nécessaire critique du voyagisme, les conditions d’une manière intelligente et puissante, vivifiante et interliante d’itin’errer dans des lieux étrangers. Précisément…ils doivent le rester, étrangers. Ou plutôt il doivent le devenir…

Chemin exercé, œuvré et ouvrant à d’autres sentiers, loin de la touristophilie.
Bifurcations faisant attention, aussi, à toute forme d’exotisme facile ou de rapprochement unimondialisant, contrairement aux conclusions d’une anthropologie qui oscille entre la promotion de la Civilisation occidentale et ses valeurs incomparables, et l’affirmation relativiste de la civilité de tous ses Autres. Ces Autres auxquels on aura soustrait toute altérité afin de les ramener à une différence acceptable, comptable, comparable, symétrique. Une pensée des plus exigeantes, sensible et subtile… liée au lieu le plus fort. 

Il s’agit bien de ranimer l’autonomie par un travail solitaire de la perception, par une présence corporelle aux lieux, intensifiée par l’étude.
Et, par là, rayonnant, radieux et irradiant, inventer une socialité plus harmonieuse.

Dans cette recherche, nous avons fait appel à Kenneth White, géopoète, qui apporte de formidables adjuvants pour nous donner, à nouveau frais, le goût du « voyage », sans jamais nous prodiguer une « méthode ». Il s’agit, à chaque fois, d’expérimenter un rapport vivifiant à la Terre, pour créer un Monde. Pérégrination biocosmopoétique.

K. White opère ainsi une distinction très intéressante entre errance, dérive et esprit nomade. Mots qui tracent une sorte de mouvement de plus en plus complexe, c’est-à-dire un cheminement vers l’extrêmement simple, les éléments, l’élémentaire, le non simpliste.

« L’errance d’abord, l’errance c’est-à-dire le simple plaisir de sortir, de humer le vent, de flairer les choses, de suivre des pistes, des sentiers. Je crois que dans chacun et chacune de nous, il y a ce besoin fondamental… s’ouvrir au monde, évoluer dans l’ouvert, ça c’est l’errance, l’errance au sens premier, au sens très frais du terme. Dérive, c’est déjà
un peu plus complexe. Dérive, c’est dé-river, c’est quitter des rives. C’est quitter peut-être une certaine société, quitter certaines idéologies, c’est quitter, dans mon vocabulaire, certaines façons de penser, c’est quitter peut-être une civilisation, un état des civilisations, pour essayer d’aborder d’autres rives à travers un grand espace. (…) Autant dans un premier temps c’était la flânerie (…) à laquelle il faut toujours revenir. Avec dérive, on est déjà dans un espace plus exigeant, plus chercheur, on dérive pour aller quelque part, pour trouver autre chose. Avec l’esprit nomade, on est dans toute une cartographie. C’est là où j’ai commencé à écrire mes essais, c’est-à-dire des tentatives de pensée. Essayer de penser. Le nomade intellectuel essaye de suivre des pistes et essaye d’ouvrir un nouvel espace de culture, de vie, de pensée…
 » 1

Le nomade qui est en chacun de nous comme une nostalgie, comme une potentialité, n’a pas la notion d’identité personnelle, la « conscience de soi » lui est étrangère. Ne disant ni « je pense », ni « je suis», il se met en mouvement et, en chemin, il fait mieux que « penser », au sens pondéreux du mot, il énonce, il articule un espace-temps aux focalisations multiples qui est comme une ébauche du monde.

Un voyage se prépare. Non pas avec un guide pour bibendum, mais via une multiplicité de ressources diverses liées au lieu que l’on s’apprête à expérimenter. Non pas avec un Global Positionning System égocentré mais avec des pistes riches, toujours localisées et transmises par d’autres, qui nous éprennent, nous happent, nous font bégayer, nous assouplissent, nous font danser avec l’espace.

Une préparation de l’altérité qui pourrait accueillir alors le hasard, les rencontres, les fulgurances. Croire trop vite et naïvement à la « spontanéité » de l’errance nous fera, malgré (et à cause de) toute notre bonne volonté, rentrer dans les circuits que la marchandise-monde (même « éthique ») a inscrit «pour nous ». Les musiciens savent combien une bonne improvisation nécessite la plus extrême préparation.

Le mouvement nomade ne suit pas une logique droite, avec un début, un milieu et une fin. Tout, en lui, est milieu. Le nomade ne va pas quelque part, il évolue dans un espace et il revient souvent sur les mêmes pistes, les éclairant peut-être, propageant de nouvelles ombres aussi. Peut-être décontenance-t-il aussi l’opposition trop facile entre ombre et lumière?
Vivre jusqu’au bout, au contact, c’est déplacer les frontières et non les nier. C’est pénétrer dans l’itin’errance comme dans une matrice, une source. Une cartographie matricielle.

Ainsi, à l’univers de plus en plus concentrationnaire des civilisations, le sociologue Duvignaud — autre compagnon de route — oppose l’espace véhiculaire. Contre l’inscription dans l’histoire, dans le temps, il fait jouer le parcours dans l’étendue ouverte, face à la pensée « embourgeoisée», il en appelle à une pensée errante, aberrante, anomique, biocosmique.
La plupart des idées et des pratiques que nous croyons universelles ont en effet germé dans le fumier citadin : la Philosophie, la Politique, le Théâtre, l’Histoire. Parmi ces notions, celle de Nature est sans doute la plus problématique de toutes, suivie de près par la notion de Société.
Bien plutôt devraient être considérées les histoires communes, au cours desquelles humains et non-humains ont cheminé ensemble, de manière à chaque fois singulière. Le relativisme culturel moderne ne serait-il pas le pendant bien pensant de l’universalisme colonial ? En supposant l’équivalence entre une multiplicité de représentations du monde, il présuppose qu’un monde identique est sous-jacent à cette multiplicité : une nature sous diverses cultures. 2

Dans le mouvement brownien des nomades peut se lire autre chose : une manière multiple d’être-avec.

Art de vivre les distances, relations par la
différence, relation comme différence. Pour, enfin, être proches de l’important.

Notes:

  1. Entretien avec Transboréal, que vous pouvez trouvez ici : http://intercession.over-blog.org/article-insulations-rives-et-derives-47533227.html)
  2. lire Ph. Descola à ce sujet

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