Quand on leur demande ce qui transcende les différences entre ces divers collectifs pour les faire coexister dans un livre, Sébastien Porte explique : « Nous les avons réunis en fonction de leur mode d’action. Ce qui les unit se situe davantage dans le mode opératoire que dans le fond. Ils pratiquent tous l’action directe non-violente. Ces pratiques s’inscrivent dans un courant libertaire qui tend à faire de la politique autrement, hors des cadres officiels, sans cette obligation d’être nombreux ou représentatifs d’une population ». Il poursuit : « Ce qui les rapproche aussi, c’est le fait qu’ils n’affichent pas leur idéologie, même s’ils se rattachent tous à une pensée de gauche. Ils peuvent être humanistes, écologistes, antimilitaristes, anticapitalistes, mais aucun d’entre eux ne s’affichera avec cette étiquette. Ils se sont débarrassés des symboles et d’un discours dont il est de bon ton aujourd’hui de dire qu’ils nuisent à l’action politique. Ils ont cette volonté de s’afficher comme ‘apolitiques’ pour être plus convaincants, pour séduire davantage les médias, pour mieux faire passer leur message auprès d’un plus grand nombre. Cela accroît leur crédibilité, leur acceptabilité.»
Des pratiques qui contaminent
Selon les auteurs, il semblerait toutefois que ces pratiques soient de plus en plus récupérées, y compris par les adversaires de ces collectifs libertaires. «Récemment, par exemple, les jeunes de l’UMP, sous l’appellation des ‘Jeunes Pop’, ont organisé un happening dans le cadre du sommet de Copenhague. Mais ce n’est pas le seul exemple, loin de là. Les partis s’y mettent, les syndicats, les enseignants… Tous tentent de diversifier leur mode d’action, d’aller au-delà de la manif ou de la grève » développe le journaliste. Et de préciser : « Nous avons tenu, dans le livre, à souligner cette contamination des différentes sphères sociales et du monde de l’entreprise par ce ’nouvel art de militer’»
Nouvel art, ancienne tradition
La plupart des collectifs qu’on retrouve dans le livre ont une démarche créative, qui allie d’une certaine façon art et politique. Or, cette connexion entre art et politique n’est pas neuve : les performances et autres happenings des années 70 l’utilisaient déjà. Le titre de l’ouvrage insinue pourtant l’idée d’un nouvel art. Sébastien Porte rectifie : « Le titre est effectivement un peu trompeur. Il ne s’agit pas vraiment d’un nouvel art de militer. Cela relève d’une tradition beaucoup plus ancienne. Mais, les technologies numériques couplées à la place grandissante des médias dans nos vies donnent à ces formes d’action un nouveau relief. » Sur la notion d’art, il nuance : « On ne peut pas qualifier leur démarche d’esthétique, mais par contre, cela donne lieu à une esthétique particulière. On assiste à une mise en images de l’action politique avec un certain nombre de constantes dans la gestuelle, dans la façon de se vêtir, de se masquer… » Et Cyril Cavalié de poursuivre : « Oui, cela donne des actions très bigarrées, avec des accessoires, des maquillages très colorés. On observe une créativité qui puise dans le cinéma, le cirque, le théâtre de rue… Cela permet de planter un décor, de créer une mise en scène dans laquelle, parfois, ils parviennent même à impliquer les forces de l’ordre ». Le journaliste conclut : « Il y a une dimension carnavalesque, un processus de transgression des codes sociaux. Pendant le temps du happening, on prend la place du puissant en le singeant, et ça, c’est le propre du carnaval. C’est aussi le propre du clown, qui incarne les attributs du pouvoir, mais à l’envers. On est là dans une tradition archaïque. »
Techniques d’approche
Il n’est pas toujours simple, pour un journaliste, d’aller à la rencontre d’un collectif. Une certaine hostilité envers les médias traditionnels, doublée d’une crainte des « infiltrés », rend parfois les militants très méfiants. Cyril lance : « Parfois, ce n’était pas forcément évident de pouvoir photographier certaines actions, ni même
des réunions. Les infos, on les obtenait principalement via les réseaux internet et les newsletters. Pour l’essentiel, les reportages ont été réalisés lors des actions, sur le terrain, à Paris mais aussi dans d’autres régions de France. Il y a aussi les gens qui appartiennent à plusieurs collectifs, et qui servaient de relais pour être introduit dans les groupes. » Il enchaîne : « Par rapport à l’hostilité vis-à-vis des médias, j’ai observé, dans plusieurs collectifs, une tendance inverse. Je les qualifierais même de ‘médiaphiles’. Du coup, sur certaines actions, il peut y avoir cinq ou six activistes et quinze journalistes, preneurs de son, photographes etc. Cette présence, d’une certaine façon, les protège aussi des comportements parfois violents de la police. Je pense par exemple à l’action ‘Sauvons les riches’ où ils sont allés remettre un diplôme de « fils à papa » au fils de Sarkozy. Il devait y avoir une petite poignée de militants… S’il n’y avait eu que ces activistes-là, je pense qu’ils auraient été chassés très vite par la police, mais avec la bonne vingtaine de journalistes présents, dont les grands médias parisiens, ils étaient protégés. »
Horizonfrontal
En général, ce type de collectifs se définit comme informel et horizontal. Sans hiérarchie. Sans chef. Dans les faits, les processus décisionnels sont plus complexes qu’il n’y paraît, et c’est souvent le même porte-paroles » qu’on voit apparaître dans les médias. Sébastien analyse : « Sur le plan formel, effectivement, il n’y a pas de chef, pas d’organisation hiérarchisée, mais il y a toujours un phénomène de leadership qui émerge naturellement. Il y a nécessairement de la verticalité qui s’établit à un moment donné, par le fait des compétences de certains, la facilité que certains peuvent avoir à parler, à écrire, à théoriser… Et puis par la disponibilité de chacun aussi, ce qui fait que dans chaque organisation, il y a malgré tout un petit noyau dur qui se constitue avec une hiérarchie implicite, qui peut être tournante, mais qui est quand même là. Par contre, en termes de communication, en réunion par exemple, ils ont trouvé des techniques intéressantes pour que tout le monde s’exprime sans entrer dans un débat infini. Il y a des codes, des signaux particuliers de la main pour signifier son assentiment, son désaccord. Tout le monde est en cercle, assis au même niveau. Personne ne s’interrompt. »
Découvertes
Que peut-on retirer pour soi-même en réalisant un tel livre ? Quelles découvertes ? Quelles surprises? Le journaliste sourit : « Je me suis lancé dans ce travail à un moment où on commençait à dire que, de toute façon, l’époque était complètement apathique, qu’il n’y avait plus d’action collective et qu’on était dans une forme de léthargie institutionnalisée… Et rencontrer tous ces gens-là, ça donne de l’espoir. Ça montre qu’il reste, y compris dans la jeune génération, de la colère et de la révolte…Et c’est un bienfait. » Et Cyril d’ajouter : « Moi, ce qui m’a interpellé, c’est qu’ils cherchent énormément à créer du lien. Finalement, ces collectifs suscitent une forme de solidarité, les gens se serrent les coudes. Ils cherchent à faire image, mais ils cherchent aussi à faire sens, et en tant que photographe, c’est ce qui m’a intéressé et que j’ai tenu à faire apparaître à travers mes reportages… C’est pas forcément évident de faire des actions qui montrent, par exemple, les dérives sécuritaires ou les dangers de la biométrie, ou de la vidéo-protection. J’ai été surpris par la créativité et l’ingéniosité de certains collectifs… Et oui, une dernière chose qui m’a surpris positivement, c’est leur capacité à être à la fois dans le festif et dans l’expertise, à pouvoir organiser une action sur fond de cotillons et musique disco tout en étant capable de tenir un discours fouillé sur un sujet pointu, ou à obtenir un rendez-vous dans tel ou tel ministère. »