L’Etat social (in)actif

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« Notre modèle social est en crise » – si vous n’avez jamais eu cette idée, alors, vous l’avez au moins déjà entendue à la radio. Elle est des plus populaires. Elle affirme que les principales institutions publiques de maintien des solidarités coûtent bien plus cher que les possibilités de financement. Et qu’elles n’ont donc plus beaucoup d’avenir. Trop de pensionnés et plein de pré-pensionnés trop jeunes (à cause du baby-boom, de la mondialisation ou de la crise…), tellement de malades qui demandent d’énormes quantités de soins coûteux et qui bouffent des tonnes de médocs hors de prix, et puis des chômeurs – toujours plus de chômeurs… Y a trop « d’inactifs » et pas assez « d’actifs ».

Or l’État social est « workaholic » : il carbure au boulot.

Ce bon vieux « welfare state » 1 n’a jamais abandonné les conceptions héritées de l’économie classique : a priori, les humains ne font preuve d’aucune solidarité entre eux, seule la nécessité de pratiquer l’échange les pousse à entretenir des liens. La division du travail constitue le principe de la cohésion sociale. Et il se fait que l’unique chose que la plupart des gens ait à échanger, ce soit leur force de travail. D’où cette nécessité de l’emploi comme garant de la solidarité…

Pour l’État providence, le libre échangisme est en quelque sorte la base de la société, mais comme ça peut laisser pas mal de monde sur le carreau, il faut pouvoir les assister. Il faut maintenir la solidarité avec ceux qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, ne trouvent pas de place dans le monde du travail divisé. Puis, il faut permettre à ceux qui ont assez donné de pouvoir se reposer.

Alors, les « actifs » vont cotiser pour prendre en charge ceux qui sont temporairement et même chroniquement en incapacité de bosser. Il vont même s’occuper de ceux d’entre eux qui sont mis sur la touche pour un moment. Et puis ils paieront (effectivement) la pension de ceux qui ont déjà assez cotisé. Le système est bien huilé et ne doit oublier personne.
Bien sûr, le Welfare reconnaîtra que d’autres institutions peuvent jouer un rôle déterminant en matière de cohésion sociale. Mais il finira toujours par considérer qu’elles dépendent, en dernière instance, de l’échange. Prenons un exemple des plus traditionnel : la famille. Si l’un des parents décide de rester à la maison pour garder les gosses, il (ou elle) sera considéré(e) comme « à charge » de celles (ou de ceux) qui bossent. En définitive, si on s’en tient au statut, c’est celui qui est au boulot qui s’occupe des enfants! Du point de vue du Welfare, celui qui reste à la maison ne fait rien : il est inactif. La seule manière d’avoir une activité qui consiste à s’occuper d’enfants et qui soit reconnue comme un travail, c’est de garder ceux des autres.
Cette logique pourra vous sembler absurde mais c’est précisément celle qui pousse aujourd’hui l’ONEM à exclure des mères de famille (et, moins souvent, des pères) jugé(e)s coupables de ne pas avoir cherché une place en crèche pour leur bambin. Ils/elles ont «stupidement » cru pouvoir « s’en occuper à la maison ». Il ne s’agit pas là d’un dommage collatéral du plan d’accompagnement, mais bien du message essentiel qu’il vise à faire passer. Ce message est clair: tout ce qui ne participe pas activement à l’échange ne fait rien pour la cohésion sociale – et ne mérite plus la moindre solidarité.
Dans la même veine, l’ONEM ne considérera pas qu’un chômeur qui se met en tête d’aider sa voisine de quatre-vingts balais pour faire ses courses contribue à la solidarité inter-générationnelle, mais bien qu’il travaille en noir (parce que vous n’allez pas faire croire aux inspecteurs que le type fait ça gratos!) – et qu’il s’agit, de fait, d’une concurrence déloyale vis-à-vis de ceux qui pourraient faire la même chose en étant payés avec des titres-services. Idem pour celui qui veut faire du baby-sitting chez un pote ou pour celle qui voudrait donner un coup de main à sa mère pour
repeindre une cage d’escalier : tous des profiteurs qui détournent la solidarité des travailleurs et ne font rien pour la cohésion sociale.

Mais l’on s’égare : l’État-providence est un machine bien huilée. Elle tournerait d’ailleurs merveilleusement bien s’il n’y avait ce problème de ratio «actifs/inactifs ». D’ailleurs, si on ne fait pas tous un petit effort, la machine finira pas se gripper définitivement. Il est temps que les quinquagénaires arrêtent de se croire trop vieux pour bosser, et que les jeunes se bougent un peu les fesses. On ne pourra pas dire qu’on ne vous a pas prévenus! Mieux : comme on commence à se douter que même si tout ce beau monde s’« activait », ça ne suffirait sans doute pas à faire tourner la machinerie à plein régime, on tient aussi à vous prévenir qu’à l’avenir, il ne sera peut-être pas très prudent de trop compter sur le Welfare state pour s’en sortir.
Assurance-santé complémentaire et fonds de pension privés sont des béquilles individuelles toujours plus nécessaires à une solidarité qui boîte sérieusement du genou.

Et la bonne volonté de la population active n’a plus grand chose à voir dans l’affaire. Ce que les institutions de l’État providence considèrent comme de l’activité a une fâcheuse tendance à se raréfier. Le problème n’est pas si neuf : la diminution de la quantité de travail humain nécessaire pour augmenter les bénéfices, c’est vieux comme l’invention de la machine à vapeur! Mais l’application des techniques de learn management [voir C4 mars/avril 2010] couplées à l’automatisation et à l’informatisation ont rendu la situation critique : certains auteurs parlent carrément de fin du travail [J. Rifkin].

La belle architecture du Welfare reposerait-elle sur un banc de sable nommé emploi?

Certains experts d’histoire économique rétorquent que si une innovation technologique implique souvent la destruction d’emplois, elle suscite, par ailleurs, la création de beaucoup d’activité. Par exemple, on ne niera pas que l’invention du train à vapeur à sonné le glas du business des diligences mais a, en même temps, ouvert la porte à l’intégration du marché des chemins de fer. Et, certes, on ne pourra pas cacher que les cochers ont traversé un très mauvaise passe avant de réussir à se reconvertir en conducteurs de locomotive, mais ce fut un mal individuel bien nécessaire pour le maintien de la cohésion sociale.

Du coup, les plus bornés des défenseurs du Welfare State le transforment en Workfare 2 pour le sauvegarder et affirment qu’il suffirait aux employés de bureau rendus obsolètes par l’informatisation de se reconvertir dans la recherche et le développement de produits en éco-construction. Rien ne s’y opposerait – sauf un manque de volonté et de flexibilité. Il suffit de vouloir la reconversion – et elle adviendra. Dans le même ordre d’idée, l’Union Européenne comptait sur la stratégie de Lisbonne pour devenir la première économie de la connaissance en 2010 — avec la création de nombreux emplois à la clé. Et voilà, on est en 2010…

Le problème a beau être d’ordre conceptuel, il a de sérieuses conséquences pratiques. L’économie de la connaissance, de l’information ou même de la culture, c’est bien beau, mais ça ne marche que très partiellement sur la logique de l’échange. Bien sûr, on dit « échanger des idées » ou encore des infos, mais ça ne fonctionne pas comme l’échange de tonnes de céréales, de conteneurs de téléphones portables, ni même de services en tout genre — contrairement à ce que veulent nous faire croire les tenants d’une application stricte des lois sur le copyright. Une idée, une mode, une information, ça n’a pas véritablement de propriétaire – et dès lors ça ne s’échange pas réellement. Ça circule, ça se diffuse. La production de ce genre de biens fonctionne sur la logique de la coopération (entre cerveaux) et sur celle de l’usage de biens publics (tel que la langue, par exemple). Et se fait souvent gratuitement.

Du coup, cette fois, il se pourrait bien que les innovations technologique ne créent pas assez
d’emploi.

L’État social actif est une réponse désespérément conservatrice à un problème plutôt sérieux. Le défi n’est donc pas de sauvegarder des institutions de maintien de cohésion sociale basées sur une logique foireuse (celle de l’échange), mais de penser des mécanismes de solidarité connectés à des dynamiques plus réalistes, comme celles de la coopération et de l’usage. Histoire de construire des institutions publiques un peu plus en phase avec des pratiques solidaires quotidiennes que les pouvoirs publics ont, aujourd’hui, curieusement tendance à délégitimer voire à criminaliser – du chômage créateur à l’échange de fichiers en P2P en passant le travail « ménager » à temps plein.

Notes:

  1. welfare state : Etat-providence
  2. workfare : Etat social actif

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