Le Réseau d’échange de savoirs
Pourquoi mettre la main au portefeuille pour des choses qu’on ne sait pas faire ? Apprendre à faire les choses par soi-même coûte bien moins cher. Mais retourner à l’école n’est pas donné à tout le monde. Par contre, demander à quelqu’un de notre entourage de nous l’enseigner est bien plus pratique…
C’est ce que propose le Réseau d’échange des savoirs: apprendre des choses que l’on veut connaître, et, en échange, proposer d’enseigner soi-même ce que l’on sait faire. Dans les grandes villes, ce principe va moins de soi que dans les petits villages où chacun se connaît. Peut-être à cause de l’isolement et du sentiment d’insécurité. D’où l’idée de recréer des lieux de rencontre où les gens peuvent à nouveau échanger en toute sécurité. C’est ce que s’est dit Claire Suffrin, dans les années 70. Institutrice en région parisienne, elle décide d’expérimenter l’échange des savoirs dans sa classe. Vu les résultats satisfaisants, elle a élargi le projet au quartier. Depuis, l’idée a fait son chemin partout en France et à l’étranger. En Belgique, le RES existe depuis 1989. On en compte quatre en Région bruxelloise. A Berchem-Sainte Agathe, le RES, surnommé «L’Entrelacs », est hébergé au Centre Culturel. C’est là que Michel Marchal offre des promenades dans le Payottenland. « Ça fait trois ans que je fais ça », confie-t-il. « Au début, c’était pour partager ma passion.
Aujourd’hui, je retrouve régulièrement les mêmes personnes. C’est devenu un peu comme un club informel. » Les marcheurs se rencontrent deux fois par mois : « Le mercredi c’est surtout des personnes âgées et des enseignants ; le dimanche est plus familial. Bien sûr, c’est ouvert à tous : des gens de l’extérieur de la commune nous ont même rejoints. »
Promouvoir la solidarité
Au milieu des années 90, le mouvement, qui se structure, se dote d’une charte. Suivant cette charte, il n’est pas question d’argent dans les échanges. De plus, les échanges ne sont pas proportionnés : on peut échanger un cycle de cours d’anglais contre une recette de cuisine, pourvu qu’il y ait réciprocité. A Etterbeek, l’équipe d’animation bénéficie d’une petite subvention. «
L’équipe est là pour donner un coup de main », explique Michel Bastin, animateur. « Il y a une petite infrastructure, si, par exemple, il faut un local pour une table de conversation ou un cours de cuisine. » Lors de la première rencontre, les animateurs demandent au candidat de remplir une fiche avec ses demandes et ses offres. C’est eux qui mettent offres et demandes en relation. « Bien souvent, les gens ne savent pas trop quoi offrir », note Nadine Coenen, coordinatrice. « Nous sommes là aussi pour réveiller les richesses qui dorment en eux.» Dans la plupart des cas, l’offre attire la demande et vice-versa, remarquent-ils. « Encore l’autre jour, en voyant la liste des offres et des demandes, une femme m’a dit: ‘Tiens le crochet, c’est quelque chose que je pourrais offrir. Je n’y avais pas pensé », raconte Michel Bastin. Grâce au RES elle aura appris à transmettre ce qu’elle sait.
Mouvement des RES de Belgique Francophone :
68, rue du Méridien, 1210 Bruxelles. 02-218.56.08
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Un arbre, une femme, un réseau solidaire
C’est l’histoire d’un arbre qui pousse exclusivement dans une région du sud-ouest marocain, classé patrimoine national et réserve de la biosphère. L’Arganeraie compte près de 20 millions d’arbres qui se dressent pour endiguer une désertification galopante mais qui fondent comme neige au soleil à cause de la sécheresse et de la surexploitation. Car cet arbre endémique est une source de revenus chez une population habituée à l’autosubsistance : bois pour le chauffage et la cuisson, feuilles pour le pâturage, fruits pour l’extraction des huiles… tout est bon dans l’arganier.
L’argan a bel et bien amorcé sa percée dans le marché mondial. Chez nous, on le connaît sous
forme de savons ou de flacons d’huile estampillés « produit équitable ». Une pléthore de sites de commerce électroniques propose ce type de produits, et des guides touristiques recommandent des visites solidaires aux coopératives arganières.
L’argan est aussi une affaire de femmes. Depuis toujours des générations et des générations s’étaient passé le flambeau de la grâce d’une gestuelle répétitive : dépulper les fruits, concasser les noix, puis torréfier les amandes avant d’extraire l’huile. Une exploitation individuelle ou familiale millénaire à laquelle ont succédé les coopératives féminines, dont la pionnière, la coopérative “Amal”, fut créée en 1996 sous l’impulsion d’une chercheuse universitaire, Zoubida Charouf (Université Mohamed V, Rabat).
L’idée était d’aider les femmes rurales, grâce à l’exploitation collective, à franchir le seuil de pauvreté et de les faire bénéficier, en parallèle, d’un programme d’alphabétisation ou de formations aux techniques d’extraction et de commercialisation de l’argan. Un concept qui a fait tache d’huile le long de la zone arganière et en faveur duquel des organismes locaux et internationaux se sont mobilisés pour en assurer la promotion et la pérennité. L’Union européenne a ainsi participé au financement du « Projet Argan » à hauteur de 6 millions d’euros en 2002. Chez nous, la Communauté flamande n’est pas en reste : de la modernisation du matériel d’extraction en passant par la construction de laboratoires, de crèches ou de classes, ses subsides ont profité à des coopératives comme Ajddigue ou Amzewro. Cette dernière a pu compter sur le soutien de son siège provincial limbourgeois grâce à l’activisme d’une asbl belgo-marocaine, « Yelahyelah ».
En effet, cette nouvelle forme de solidarité aurait séduit bon nombre d’immigrés originaires de la région arganière qui jugent plus efficace de substituer (ou compléter) la charité par l’engagement social. La forme classique des transferts monétaires dérisoires aux proches restés au pays cède peu à peu aux démarches de sensibilisation des bailleurs de fonds ou à la recherche des circuits de distribution en faveur de telle ou de telle coopérative.
À ces marques de soutien s’ajoutent désormais, à travers des certifications (Max Havelaar, IGP, etc.), des tentatives de protection contre la concurrence et le déguisement des sociétés privées qui ambitionnent de tirer l’eau à leur moulin vu le succès commercial phénoménal de l’argan. Car l’huile est précieuse, on lui attribue des vertus culinaires, médicinales et cosmétiques. Elle ferait baisser le taux du cholestérol dans le sang, agirait comme anti-inflammatoire, et est surtout utilisée pour les soins de la peau, notamment pour son effet antirides. On voit d’ailleurs les grandes marques de cosmétiques se bousculer au portillon – et le prix flamber !
Mais selon une étude de terrain 1 qui s’est appuyée sur les critères des « actifs des ménages », des «dépenses au souk hebdomadaire » et de « la scolarisation des enfants », l’impact du boom de l’argan sur la richesse des ménages des adhérentes s’est révélé anecdotique. Derrière ce désenchantement plane l’ombre de l’inexpérience. La gestion d’une coopérative n’est pas simple. De plus, la disparité entre, d’un côté, les coopératives pionnières situées dans l’axe touristique et, de l’autre, les nouvelles coopératives perdues dans des zones reculées, privées de l’afflux touristique, est assez important. Enfin, et surtout, la multiplication des intermédiaires et la tendance à l’exportation des fruits vers l’étranger, et donc à la délocalisation de « l’extraction », prive la population d’une activité génératrice de revenus.
En dépit de ces difficultés, cette économie rurale a le mérite de limiter, bon gré mal gré, la migration vers les centres urbains. Elle a également permis à la femme de jouer un rôle plus important dans les
décisions de ménages.
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Solidarité féminine vs solidarité masculine
C’est devenu un grand classique! Dans une situation donnée, un groupe de garçons et de filles se retrouve: autour d’un verre, dans un restaurant, à un souper chez un ami, au boulot… Tout le monde rigole et s’amuse, on se vanne un peu… Et puis tout bascule. Une alliance tacite – mais sacrée – se noue entre des personnes de même sexe et une parole, « solidarité féminine » (ou l’inverse), résonne dans la pièce. Le ton se veut bien entendu humoristique. Quoique… Mais qu’est-ce qui se cache derrière cette remarque? Et si cette entraide visait la guerre des sexes? Au sens biologique du terme, il n’y aurait que deux races vraiment distinctes parmi les humains : l’homme et la femme. Toutes les autres différences (génétiques ou sociales) ne sont que superficielles comparées à cet antagonisme originel. Pour nombre de philosophes et de scientifiques, la majeure partie des conflits de l’Histoire dériveraient de ce rapport mâle/femelle. Luttes des classes, guerres et autres ne seraient finalement que des déclinaisons de cette opposition. Il ne s’agirait plus de l’Histoire des hommes mais de l’Histoire des sexes, une espèce de scène de ménage infinie en quelque sorte. Difficile de tenter de résumer une telle saga, presque aussi vieille que le monde. Il y a toujours eu un rapport de force entre les deux entités. Mais il serait réducteur d’affirmer que les hommes n’ont fait (ne font) que dominer pendant la plupart du temps. Même s’il est vrai que le rôle de mère et de femme au foyer a longtemps enfermé les velléités libératrices de la gente féminine. Néanmoins, le rapport homme/femme est une relation interdépendante. Ils ne cessent de se définir les un(e)s par rapport aux autres et inversement. Quelqu’un détient-il pour de bon le fameux pouvoir, représenté par le « phallus » selon les psychanalystes ? Chaque sexe vit dans une certaine dépendance de l’autre, à la fois physique et psychique. Cette dépendance, souvent non assumée, est sans doute la source de nombreuses incompréhensions entre les deux entités, et parfois de haines. Difficile de trouver l’équilibre entre le « il » et le « elle ». Le fait d’invoquer – même pour rire – un lien invisible qui unirait les représentants de chaque sexe est finalement symptomatique de cette guerre sans fin entre Monsieur et Madame Smith.
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Solidarité et miettes de pain…
La solidarité est une valeur qui plaît. Surtout par les temps qui courent. «Solidarité avec les populations démunies, déshéritées, désespérées…», « Solidarité avec les bébés phoques, avec le thon rouge en voie d’extinction, avec… ». Mais qu’en est-il de la solidarité avec les chats errants et les pigeons sans maître de nos villes ?
Avez-vous déjà vu passer Rosa aux alentours de la gare de Bruxelles-Central ? Rosa, avec ses joues poudrées, ses yeux ombrés de bleu, ses colliers de perles et ses bagues rouge rubis. Rosa, chargée de ses sacs en plastique qui débordent de miettes de pain. De précieux restes qu’elle récolte chez les boulangers de la ville et qu’elle conserve précautionneusement. Elle s’installe ensuite près d’un étang, sur une place, au coin d’une rue et jette à la volée des poignées de miettes. Miettes d’humanité et de solidarité qui s’envolent vers ces chats errants et ces pigeons dont personne ou presque ne se préoccupe. Tous les jours, qu’il pleuve ou qu’il vente, elle sera là, avec ses sacs de pain. Eux n’ont personne et elle non plus. C’est ce qui fait le lien entre Rosa et ces bestioles des villes. Pour Rosa, les animaux n’ont pas de voix, ils vivent ou survivent, au petit bonheur la chance. Et c’est ce qui la pousse à répandre sa poudre d’amitié.
Alors bien sûr, ça ne fait pas propre, ça fait désordre, tous ces pigeons qui picorent en masse près de la Grand Place et qui chient, une fois rassasiés, sur la tête des touristes. Et Rosa, avec ses colliers et ses ongles vernis, est priée de remballer sacs en plastiques et miettes de solidarité pour aller
ailleurs, « s’il vous plaît Madame ». Car, comme le proclame le Règlement d’ordre de Police de la ville de Bruxelles, sous la rubrique « Lutte contre les animaux nuisibles » (Section 8, Art. 25), il est interdit de nourrir les animaux sur la voie publique. Rosa serait-elle une espèce nuisible pour la société ? La solidarité ne peut-elle donc pas s’exercer à n’importe quel prix ? Il semblerait que non. Les nuisances produites par la solidarité avec les chats errants et les pigeons (dégradation de poubelles, déjections…) justifient-elles qu’on empêche Rosa de donner du sens à sa vie en nourrissant ces compagnons d’infortune ? . Ne devrait-on pas plutôt laisser à Rosa, en perte de liens dans le monde des hommes, le plaisir de faire voler ses miettes ? Ce ne sont que d’infimes miettes, après tout.
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Sloterdijk et la théorie des sphères.
Mort à la Solidarité, vive les solidarités !
Les travaux gigantesques et riches du philosophe Peter Sloterdijk nous offrent une splendide occasion de ne plus croire à l’abstraction mégalomaniaque, humaniste, techniciste et gentiment cryptochrétienne de la « Solidarité » 2.
Ah, le « tous solidaires » contre les méchants… Ah, l’immaculée bonne conscience de la belle-âme flottant sur un nuage de guimauve, au dessus et au plus loin des pauvres êtres-à-aider. Ah, le gentil Etat redistribuant les fruits pourris du gâteau économique afin de nourrir le terreau en friche de l’armée de réserve. Tous ou Seul, tellement Humains, donateur bien privé ou administration bien public, Nous sommes tellement Bons à distiller nos beaux sentiments sur un monde en ruine. L’Empire du Bien… expression par laquelle le regretté Philippe Muray vilipendait la saccharose dégoulinante et inconséquente des gloutonnes démocraties-marché.
Les écrits de Sloterdijk, amoralistes, nous inclinent bien au contraire vers la considération selon laquelle homo sapiens serait un « être de petite forme », il ne peut être compris qu’en fonction des « sphères » dans et par lesquelles celui-ci évolue. Dans toute sphère agit une « solidarité forte » entre les êtres qui la compose.
Mais la « solidarité » des sphères présentée ici signifie tout autre chose que le concept contemporain, galvaudé, de Solidarité, lié à l’imaginaire organisé des groupes d’intérêts dans les sociétés dites modernes, où les caisses de sécurité sociale sont censées lier les citoyens par des pactes, apparemment peu solides, entre générations et entre situations économiques différentes.
L’enthousiasme de travailler en commun, (g)localement 3, à un projet « imaginaire créateur de réel » constitue la force intensivement créatrice de « solidarité ». Et l’agrandissement de la sphère (par exemple la sphère « Monde » —qui alimente le fantasme délirant de Gouvernement mondial) provoque irrémédiablement une déflation glaciale de la capacité des êtres à composer en commun, à apprendre les uns des autres, à faire attention aux formes de vie humaines et non-humaines qui nous entoure et dont nous faisons partie intégrante.
Les êtres bipèdes sont toujours des conspirateurs, des médiums qui se laissent traverser par les autres. Et la possibilité de former une société plus élargie implique la capacité de former de grandes conspirations, des grands couplages créateurs de «solidarité». Mais du coup, on doit en passer par des médiations qui refroidissent les couplages intensifs, qui atténuent la puissance des (in)dividus, de manière consensuelle.
En effet, nous pouvons facilement concevoir qu’en nous déchargeant de nos lieux, de nos sphères proximales, Solidaires que nous serions de l’Ailleurs (Haïti, Etat providentiel,…), nous diminuons notre puissance d’imagination, de création, de
pensée et de désir. Il suffit de cotiser, il suffit d’envoyer un chèque… et les vaches à lait industrielles seront bien gardées, la Morale sera sauve, le pouvoir peut dormir sur ces mille et une oreilles en toc.
La théorie des sphères, par contre, est un flamboyant exercice de sensibilisation quant à ce qui nous anime, peut nous animer, dans le plus proche, pour ensuite, éventuellement nous pro-jeter, sans religiosité béate, dans le lointain.
Notes:
- Abdellah Aboudrare, Travis J. Lybbert et Nicholas Magnan, « Le marché de l’huile d’Argan et son impact sur les ménages et la forêt dans la région d’Essaouira » :
http://www.vulgarisation.net/bul175.htm ↩ - Il s’agit essentiellement de la trilogie des sphères, dont le second volet n’est pas encore traduit en français. Pour le moment, sont traduits Bulles- Sphères I et Ecumes- Sphères III. A conseiller également le petit et excellent Dans le même bateau. ↩
- Mot-valise formé en associant global et local ↩