En 1830, le terme « humanitaire » est évoqué pour la première fois afin de signifier « ce qui intéresse l’ensemble de l’Humanité ». Cependant, l’humanitaire au sens moderne du terme débute vraiment avec la création de la Croix Rouge (1863) et des conventions de Genève. Son apparition coïncide avec le début d’un nouveau rapport au monde. Grâce au triptyque rotative/télégraphe/chemin de fer, la souffrance dans le monde prend désormais un aspect visible et terriblement proche. C’est un spectacle intolérable qu’il faut enrayer ou limiter. Spectacle… Une notion essentielle à laquelle, depuis lors, l’humanitaire est souvent associé.
Ces dernières années, on parle d’une certaine « mercantilisation » des ONG. La concurrence qui existe entre elles les pousse à adopter de véritables opérations marketing, peu éloignées des stratégies des entreprises privées. C’est dans cette optique que le terme « charity business » a pris son sens. La solidarité développe alors son propre marché, son propre business.
La souffrance à distance, un spectacle qui marche
Depuis une vingtaine d’années, plusieurs scandales ont éclaboussé l’intégrité de certains organismes humanitaires, remettant notamment en question ces nouveaux fonctionnements. Une ancienne dirigeante de l’AICF (Action Internationale Contre la Faim), Sylvie Brunel, a dénoncé au début des années 2000 le côté business des associations humanitaires. Elle condamnait aussi les gros salaires que s’accordaient les dirigeants et les cadres, issus tout droit des dons effectués par les particuliers. Mais il y a pire. C’est le cas de l’affaire ARC en France dans les années 90. Le président de cette association de lutte contre le cancer est déclaré coupable de détournements de fonds qui se chiffrent en millions d’euros. Bien sûr, ces dérives ne concernent qu’une minorité d’organisations. Il convient de ne pas généraliser. Cependant, il existe un autre abus auquel tous les organismes se livrent : l’humanitaire-spectacle. Les organisations se sont adaptées à nos sociétés surmédiatisées et ont emprunté plusieurs de leurs codes. Ainsi, pour mieux toucher l’opinion publique, primordiale pour l’obtention de dons, les organisations se livrent à des campagnes choc sur les problèmes visés. La méthode est presque toujours la même. Les médias, de la presse à Internet en passant par la télévision, permettent de rendre visible dans un temps qui se veut réel, toute situation de détresse dans n’importe quel endroit dans le monde.
Tremblement de terre, coup d’état sanglant, tsunami, nettoyage ethnique… A chaque fois, un triangle se met en place qui unit les médias, l’opinion publique et, bien entendu, l’humanitaire. Ils sont devenus inséparables. Pour toucher au mieux l’opinion, les messages médiatisés par ces organismes vont employer une certaine « dramaturgie » qui se veut efficace. Ils se targuent de montrer de la souffrance, de révéler des injustices et d’appeler à l’aide en vertu de la solidarité mondiale. On joue donc essentiellement sur la victimisation des personnes montrées, enfermées dans ce rôle, et sur le côté urgent de la situation. A côté, on montrera des images censées signifier une solution, une aide : des médecins en train d’opérer, une infirmière nourrissant un enfant squelettique… De la sorte, une certaine culpabilisation et une forme de pitié sont suscitées chez les spectateurs qui sont bouleversés par l’émergence de cette « souffrance à distance » et de sa résolution possible.
Dans tous les cas, les situations et les problèmes sont simplifiés à l’extrême, rendus sensationnels au mépris des explications, de la réalité du terrain et des causes profondes. Comme si l’image d’un enfant affamé suffisait à expliquer une situation sociale, politique et économique. Les victimes sont toujours réduites à des rôles préconçus, évoluant dans un spectacle de la douleur qui glorifie le pathos.
Cette mise en scène a conduit plusieurs fois à de terribles catastrophes. En Ethiopie, en 1985, les organisations
humanitaires dénoncent les terribles famines et servent malgré elles le gouvernement en place qui a l’occasion de justifier une homogénéisation démographique : des milliers de réfugiés sont déboutés dans les régions du sud du pays. 200.000 personnes trouveront la mort, tandis que le monde entier chantonne « We are the world » et se déculpabilise.
Des philanthropes aux entreprises , tous des enfoirés?
Outre les ONG, le « charity business » concerne également une nouvelle tendance dans le secteur du don. D’abord, on constate que les grosses fortunes mondiales donnent de plus en plus de leur fortune. Bill Gates est le meilleur porte-drapeau de ces nouveaux philanthropes, jamais fatigué de disperser son argent au nom des « grandes causes ». Si le phénomène est essentiellement américain, il est en train de se répandre dans le monde et même en Europe. Pour ces milliardaires généreux, la signature d’un chèque n’est plus suffisante comme intervention. Ils érigent et dirigent des fondations qui vont gérer les dons vers la cause ou le problème visés.
Des conseillers en don ont d’ailleurs vu le jour ces dernières années. Ils écoutent vos aspirations et dénichent pour vous le «produit » le mieux à même de vous satisfaire, moralement bien entendu! Ils prennent également en compte les retours attendus pour le donateur et, parfois, ils assurent eux-mêmes la médiatisation de cette bonne action auprès du grand public. Et c’est là que se joue l’essentiel. Faire un don vous procure en contrepartie un pouvoir symbolique non négligeable, une reconnaissance sociale, voire une certaine satisfaction morale. Il ne s’agit plus de s’enrichir et puis de léguer son argent une fois mort. Les nouveaux philanthropes désirent donner de leur vivant et jouir de cette image d’eux-mêmes. La défiscalisation fait le reste.
À côté de ces milliardaires, plusieurs personnages médiatiques font la chasse aux actions susceptibles de faire briller un peu plus leur image. Qu’ils soient issus du cinéma (Leonardo Di Caprio et Angelina Jolie en tête), du monde sportif (Federer et son tournoi pour le séisme haïtien) ou encore de la chanson, la formule est la même : associer le plus possible son nom à une cause noble et espérer que l’amalgame se produise. Résultat : faire parler de soi, attirer des sponsors envieux de partager cette belle image ou encore fidéliser un public. En France, le célèbre concert des Enfoirés est quasi un passage obligé pour tout chanteur en quête de fans. Encore une fois, la cause se fond dans un spectacle grandiose tout en paillettes et en bons sentiments.
Le « charity business » rapporte aussi à la communication externe de grosses entreprises. Encore une fois, la sympathie des clients potentiels et les mesures fiscales sont les raisons principales. Mais les sociétés vont plus loin encore, n’hésitant pas à mettre en place des dispositifs participatifs pour leurs propres employés. Tout en jouant sur la culture d’entreprise, la manœuvre sert également à attirer de futurs collaborateurs. Enfin, les actions opérées en vertu d’une cause permettent aux sociétés de se racheter et de passer sous silence les critiques provenant d’autres organismes comme Greenpeace ou Amnesty Internationnal.
Le « charity business » fait désormais pleinement partie de notre monde. Il est actif dans toutes les sphères : politique, sociale, économique et culturelle. Sous l’influence des médias et de la société, il a évolué vers sa forme actuelle. Il est difficile de nier les vertus de l’apport financier issu de ce marché. Mais les dérives développées ci-dessus rappellent les limites de cette pratique et le fait qu’il est essentiel de débattre de la question, en vue de possibles améliorations.
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Réflexions sur le traitement médiatique des catastrophes
C’est à Groenendael, au milieu de la Forêt de Soignes, qu’eut lieu la première catastrophe ferroviaire belge. Le 3 février 1889, l’express Bruxelles-Namur déraille et s’écrase contre le pont qui franchit la voie rapide. Le reporter du Soir arrivé sur
place décrit l’affolement des survivants, « dont beaucoup se sauvent dans la forêt ». Il capte sur son carnet une vision d’horreur, « les hurlements des blessés dans les voitures écrasées, brûlés par la vapeur bouillante qui s’échappe de la machine ». Il voit, stupéfait, des paysans accourus sur place, et s’indigne : « chose scandaleuse, quelques-uns profitent de l’occasion : aux blessés que l’on retire des compartiments, pâles, couverts de sang, aux membres broyés, ils enlèvent montres et porte-monnaie ! » A défaut de télévision ou de poste de radio, les Bruxellois se ruent sur les lieux pour se tenir informés. « La foule s’est empressée d’accourir vers Groenendael », note le reporter. « A travers la forêt, une longue file de voitures, de cavaliers. Beaucoup de voitures de maîtres…» Le drame fit vingt-deux morts et une quarantaine de blessés.
Certaines catastrophes ont profondément marqué les Belges : Marcinelle, l’incendie de l’Innovation, Martelange, le Heysel, le naufrage du Herald of Free Entreprise, Ghislenghien ou encore quelques catastrophes à l’étranger dans lesquels des touristes se trouvaient impliqués, comme lors du tsunami en Asie du Sud-Est. Mais à côté de celles-là, personne ne se souvient, sauf sans doute les habitants du coin, de la tempête qui avait sinistré le village de Léglise dans la province du Luxembourg en 1982, pourtant fort médiatisée à l’époque. Et qui pourrait dire de quand date le dernier tremblement de terre important dans ce pays plutôt épargné par les catastrophes naturelles ?
Les cadrages médiatiques mettent en évidence un certain nombre de topos dans le traitement des catastrophes : l’indicible souffrance des victimes (dont le décompte exact tient de l’obsession prioritaire), l’élan de solidarité spontané (du public) ou concerté (des pouvoirs publics), la « responsabilité civile », etc. La croyance dans les « leçons » à tirer des catastrophes («pour que les victimes ne soient pas mortes pour rien») structure de manière sensible le discours médiatique.
V.O.
Lectures : • Christian Deglas, « Les Belges dans les catastrophes », Jourdan Le Clercq, Fléron, 2005.
• « Rampen in België: Heizeldrama, gasexplosie in Gellingen, Switelbrand, Herald … », éd. Hans Van Riemsdijk, Christian Deglas, Tielt, Lanoo, 2005.