Dans les vestibules du pouvoir européen

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Il n’y a pas grand-chose à voir du côté de la place Schumann, « la plus laide place d’Europe », flanquée de ses mammouths désamiantés émergeant des ruines de l’ancien Quartier Léopold voisin. C’est pourtant de là que Martin, Yiorgos et leurs collègues de CEO débutent les visites qu’ils organisent dans le quartier européen. Etudiants, assistants parlementaires, journalistes, militants et citoyens intéressés au monde discret du lobbying d’affaires à Bruxelles s’y retrouvent pour une petite balade non sponsorisée par l’Office du tourisme. « Le format de la visite », précise Martin, « est particulièrement propice à la discussion et à l’échange. » « Et il arrive », enchaîne Yiorgos, « qu’on engage le débat avec des lobbyistes, sortis sur le trottoir voir la raison du petit attroupement sous les fenêtres de leurs bureaux… Très clairement, notre activité les gêne. Récemment, une plainte a été déposée contre nous par le syndicat des lobbyistes – ça existe – auprès de la Commission, sous prétexte qu’on ne respectait pas les règles du lobbying… »

Mais CEO n’est pas un lobby. Cette asbl d’une dizaine de personnes travaillant en réseau mène des campagnes sur les menaces pour la démocratie, l’équité, la justice sociale et l’environnement que fait peser le pouvoir économique et politique des grandes entreprises et leurs lobbies. Son travail est au carrefour de la recherche, du journalisme et du contre-lobbying.

Lobby Planet

Le terme « lobbyiste » est plutôt péjoratif, aussi les intéressés l’évitent-ils soigneusement. « Il y a toutefois une différence de culture », précise Yiorgos. «Du côté anglo-saxon, il n’y a aucun complexe à s’afficher lobbyiste ; mais du côté « continental », la connotation est très négative. » La Commission parle plutôt de « représentants d’intérêts ». La définition qu’elle en donne est très large : « activités qui visent à influer sur l’élaboration des politiques et les processus décisionnels des institutions européennes ». Sous ce jour, une manifestation de sans-papiers ou une action syndicale peuvent être considérées comme du lobbying…

Le nombre et la variété des canaux d’influences auxquels ont recours les grandes entreprises. sont vraiment impressionnants. Yiorgos : « Le nombre précis de lobbyistes exerçant à Bruxelles n’est pas connu, mais est estimé à 15.000. Plus de 70% d’entre eux travaillent directement ou indirectement pour des intérêts industriels, 20% représentent les intérêts des régions, des villes et des institutions internationales et seuls quelques 10% représentent des organisations non- gouvernementales (syndicats, organisations de santé publique, groupes de défense de l’environnement) ».

Tout ce beau monde cherche à peser sur la décision politique dans une opacité à peu près complète. Martin résume ainsi l’objectif de transparence du lobbying poursuivi par CEO : « comprendre d’où vient un texte législatif, quels en sont les contributeurs, quels sont les intérêts en présence,… ; aujourd’hui, obtenir ces informations représente un véritable travail de fourmi ». D’où l’importance des propositions soutenues par CEO, la création d’outils susceptibles d’apporter un peu plus de transparence, comme un registre des « représentants d’intérêts ». Deux registres existent actuellement : un registre, facultatif, pour la Commission ; un autre, obligatoire, pour le Parlement, mais dont les données recueillies sont très lacunaires. Il est question de rassembler les deux registres existants. La bataille porte sur son caractère obligatoire ou non, et sur le type de données recueillies : budgets par dossier, nombre de gens qui y travaillent, etc.

« Ces outils posent la question de l’empreinte législative : tout texte qui arrive en discussion au Parlement devrait être accompagné de la liste des contributeurs. » Car un projet législatif, une directive européenne par exemple, n’est pas le fruit des cogitations solitaires des fonctionnaires et des législateurs européens. « Curieusement, il y a à l’intérieur de la Commission un réel
déficit d’expertise interne, d’où le recours à l’expertise externe, gracieusement offerte par ceux qui en ont les moyens : les lobbies. »

Lobby le hobbit

Martin donne un exemple récent de ces jeux d’influence : la proposition de mise en place d’une signalétique sur les plats préparés concernant leur contenance en sucre et graisses, à des fins de santé publique. Les lobbies ont mené un travail de sape et, pour l’instant du moins, le Parlement a enterré le projet. Si on pouvait trouver très rapidement les montants qui ont été dépensés par l’industrie agro-alimentaire sur cette campagne (pour influer sur la décision politique), et la communiquer aux journalistes (qui n’ont plus toujours les moyens d’enquêter correctement sur ces sujets), le débat et la décision en seraient sans doute moins faussés.

« L’opinion n’est pas du tout au courant de ce que les eurodéputés font », ajoute Yiorgos. « Il n’y a pas d’espace public européen, la pression médiatique est moindre, ne serait-ce qu’à cause de la complexité du système et de la technicité des dossiers. » De plus le résultat des décisions politiques européennes, fruit d’un laborieux compromis entre les trois mêmes groupes politiques inamovibles (démocrates-chrétiens, libéraux et socialistes) est rarement glorieux, ni très « vendeur » politiquement. Si l’empreinte législative était clairement communiquée aux parlementaires et à l’opinion, tout le monde pourrait apprécier, à quel point les directives et autres décisions sont influencées, voire dictées par les intérêts des grands groupes industriels, économiques et financiers.

Les fonctionnaires et parlementaires européens qui reçoivent les notes préparatoires à un nouveau texte de loi ne savent pas forcément de qui viennent les infos qui atterrissent sur leurs bureaux. Selon une chercheuse, plus de 50% des amendements du Parti Populaire Européen pour le projet Reach [une directive qui impose aux industriels une évaluation des impacts des produits vendus par les entreprises, qui ont la charge de cette évaluation toxicologique, NDR] étaient des copiés-collés des positions de l’industrie. « Sur le nouveau projet de texte sur les « hedge funds » (fonds spéculatifs) », avance Yiorgos, « 900 des 1700 amendements sont écrits par les représentants de la finance, selon un assistant parlementaire écolo. Les décideurs ne sont plus que les porte-plume des grands intérêts. »

D’autant que, sociologiquement, ce qui est très frappant, c’est la remarquable homogénéité des élites européennes, qui appartiennent au même monde que celui des lobbyistes. Cela concerne tous ceux qui se nomment eux-mêmes « EU professionnals ». Une carrière-type dans le quartier Léopold connaît souvent des aller-retours entre le monde parlementaire et celui des cabinets de « conseil » (les lobbies). C’est un monde clos, séparé [voir article d’Evelyne en page « bxl »], qui ne doit pas rendre compte de ses actes, sans tradition critique.

L’argumentaire en faveur de plus de transparence est un outil tactique : ceux qui influent sur la décision politique doivent en être responsable et doivent donc être connus. « La transparence n’est pas une finalité en soi », avance Yiorgos. « L’objectif final est de diminuer le pouvoir politique des multinationales, et non de le légitimer. » La campagne pour la transparence, même si elle est la plus médiatisée, n’est qu’un des projets de CEO, il y en a d’autre : une campagne pour dénoncer le lobbying en matière de climat, une autre pour mettre en lumière le lien entre le lobbying et la crise économique (ou comment les lobbies ont permis de mettre en place les outils législatifs qui ont rendu possible la spéculation), et bien d’autres encore – de ce côté-là le travail ne manque pas.

http://www.corporateeurope.org/

Un petit guide fort instructif, le « Lobby Planet », a été publié par les soins de l’association http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/lobbyplanet-fr.pdf
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Un petit guide fort instructif, le “Lobby Planet”, a été publié par les soins de l’association :
http://www.
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/pdf/lobbyplanet-fr.pdf

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