C4 : Comment le lieu est-il né?
Dominique Roodthooft : Le Corridor, c’est d’abord un projet, avant d’être un lieu, comme c’est souvent le cas. On a tendance à imaginer que les lieux vont susciter des projets alors que, s’il n’y a pas de projet derrière un lieu, il n’y a rien. Au départ, c’est une compagnie de théâtre. Je suis sortie en 1993 du conservatoire de Liège. Comédienne, c’est mon second métier. Auparavant, j’étais assistante sociale. Un beau jour, j’ai remis ma démission, car j’étais frustrée par le peu de marge dont je disposais au sein de l’institution qui m’employait. J’étais définie par l’institution et non par mon projet. C’est elle qui imprimait ma façon de travailler. À l’inverse, le conservatoire est un endroit où je pouvais défendre mes idées et parler du monde tel qu’il est ou tel que je voudrais qu’il soit, bref, un espace de liberté.
Nous avons ensuite créé l’ASBL Grand-Guignol, qui a d’abord pris le nom du premier projet sur lequel on a travaillé, et on a gardé ce nom pendant des années. Nous étions subventionnés au projet. Je montais un projet tous les deux ans.
C4 : Depuis, le projet s’est étoffé, le lieu s’est agrandi…
D. R. : Oui, depuis 2004, nous avons eu l’occasion d’agrandir les lieux (dernier greffon en date, le périf, de l’autre côté de la rue) et de faire en sorte qu’un projet ancien puisse se développer: être une compagnie de théâtre et à la fois une fabrique de spectacles et un lieu de recherche. Fabrique dans le sens où il y a ici des ateliers où l’on peut construire des choses. Lieu de recherche dans le sens où l’on peut essayer, se tromper en dehors de toute pression de production inhérente aux grosses institutions avec lesquelles on collabore habituellement.
En outre, l’espace dont nous disposons aujourd’hui nous permet d’accueillir des gens qui viennent s’installer ici, en résidence. Et de profiter de l’autre face de Liège. La rue de Vivegnis, par exemple, où nous nous situons. C’est un quartier mélangé que j’aime et que je défends bec et ongles. Le quartier, pour moi, ça veut surtout dire les gens qui y vivent, et la manière dont s’y organise la solidarité.
C4 : Quelle forme prend-elle, concrètement, cette solidarité?
D. R. : Il y a d’une part les solidarités qui se voient, je veux parler des gens qui travaillent dans l’éducation permanente (les centres d’alphabétisation, etc). Ces organismes, ces associations se trouvent pour la plupart dans le quartier. Moi, je songe davantage à cette autre forme de solidarité, moins institutionnelle, qui se vit sur le terrain. Plutôt que de solidarité, je préfère parler de liens, d’échanges. J’adore aller dans les commerces de la rue Saint Léonard. On y rencontre une population très bigarrée, de milieux très différents (où les gens troquent, s’arrangent, font crédit, donnent pour permettre à chacun de se nourrir et vivre dans une certaine dignité). Une solidarité non organisée, spontanée. Qui échappe complètement aux politiques, qui autorisent l’implantation de deux GB ouverts le dimanche à chaque bout de la rue Saint Léonard. Nos élus n’ont toujours pas compris que la culture de la grande entreprise, c’est terminé. Accepter la suranbondance de supermarchés dans un quartier comme celui-ci, c’est signer l’arrêt de mort du petit commerce, et tuer du même coup la culture du quartier, et donc sa survie. Je pense à cette commerçante italienne qui me confiait avoir jeté une ardoise de 10 ans, qui s’élevait à 10.000 euros, à force d’avoir fait crédit à des gens du quartier. En voilà, un exemple de solidarité cachée, non spectaculaire, qui risque d’être détruite à cause d’un manque de connaissance et d’une vision à court terme. Il y en a d’autres. Comme lorsque la ville vend ses terrains au lieu de préserver ce formidable patrimoine que constituent par exemple les potagers collectifs, comme les jardins ouvriers du Thiers à Liège. Il s’agit pourtant d’un réservoir écologique inestimable.
Il y a à Liège un formidable patrimoine dont les élus semblent ne pas avoir conscience Et je ne veux pas seulement parler des bâtiments, mais une fois encore des gens: ces étrangers qui possèdent encore un savoir agricole ancien, hérité de leurs parents, et qui sont devenus en quelque sorte des précurseurs de ce que devrait être l’économie prochaine. Ce savoir est menacé de disparition. Mais personne ne vient voir, il n’y a pas de drame, donc ça n’existe pas. C’est pourtant l’âme de cette ville. Voilà pourquoi je peux parfois développer une relation d’amour–haine avec Liège.
Nous, on voudrait non pas être un énième organisme d’éducation permanente, mais créer de l’activité dans le quartier, où personne ou presque ne travaille. J’épingle en passant la politique urbanistique qui a vidé la ville de ses habitants, en déplaçant par exemple l’université à la campagne. On observe à Liège une concentration de la misère au centre, les gens qui travaillent construisent à l’extérieur, la péri-urbanité a été développée dans des proportions incroyables. Dans les formations que je donne à des groupes de travailleurs, je peux à chaque fois vérifier la même chose : une personne sur 10 en moyenne, habite Liège.
C4 : Pourquoi avoir rebaptisé l’ASBL?
D. R. : Le Corridor, outre le jeu de mots (le corps y dort), est né de l’idée que cet endroit est un espace, certes exigu, mais qui (s’)ouvre vers de plus grandes pièces. C’est un lieu de passage, en quelque sorte. Ce n’est pas qu’une métaphore, puisque le nom correspond bien à la configuration du lieu. Un grand théâtre ne m’intéresse pas, je désire un lieu qui serve de sas. On est très multidisciplinaire, ça part dans tous les sens.
C4 : Un mot sur les projets en cours?
D. R. : On voudrait organiser des parlotes. Les parlotes, c’est un lieu au tribunal où les avocats peuvent se rencontrer pour organiser la défense avant d’entrer dans la salle. Pour nous, les parlotes sont des plate-formes d’échanges, de rencontres, animées par Patrick Corillon, entre gens qui ne sont pas du métier de la scène, mais qui, par leur pensée et par leur travail, peuvent enrichir un des thèmes qu’on est en train de développer. Il s’agit donc de créer des ponts.
Ça rejoint mon projet Smatch (oxymoron né de la contraction de deux verbes anglais antagonistes, « to smash », bousiller, briser, et « to match », aller ensemble, être assorti): des soirées où je convie des gens différents (un philosophe, un paysan…) à se rassembler et construire ensemble une pensée. En s’inspirant de situations réelles, le projet s’attelle à développer une critique, sur un ton joyeux et de façon ludique.
Dans le second projet, Smatch II (Push up daisies (ou) manger les pissenlits par la racine), on met en lumière deux visions du monde qui s’affrontent. Chez les Anglais, être mort et enterré, c’est faire pousser les pâquerettes, chez nous c’est manger les pissenlits par la racine. C’est une conception très révélatrice de nos modes de pensée. Au Corridor, on fait le choix de s’inscrire en faux contre la dépression ambiante. Mes créations sont très liées à la vie, à la condition humaine, à la réalité du monde . Je ne cherche pas à créer de l’illusion tout en m’inscrivant dans la poétique. Et je refuse de me rallier à la pensée (noire) unique qui veut que pour parler d’une injustice, il faille passer sytématiquement par la dénonciation, et qui n’invite qu’à l’immobilisme ou à la violence. Je revendique et j’encourage la critique joyeuse. Je ne me résigne pas au pessimisme. On est à un point de notre histoire où la déconstruction n’a plus de sens. L’immédiat est dangereux, le spectaculaire nous anesthésie. Je le dénonce à travers mes spectacles, de façon intime, en bousculant au besoin, mais sans cynisme. On va donc chercher à s’allier à des gens qui sont dans une même communauté de pensée : celle de chercher des endroits où l’on peut encore inventer, coopérer et construire.