La solidarité : une idée solide ou soluble?

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Outre le courant de pensée social-démocrate qui en fait le cœur de sa doctrine, de Sarko à Obama, de l’écologie politique à l’extrême-gauche, l’idée de solidarité déclinée à des degrés divers occupe une place centrale dans tout le spectre politique. Même l’extrême-droite y fait référence, entre nations ou nationaux, par exemple…

Il n’y a guère qu’un courant ultra-libéral minoritaire, vouant un culte aux lois naturelles du marché et débordant d’une haine féroce envers toute idée d’Etat, et a fortiori “d’Etat-Providence”, pour rejeter l’idée d’une redistribution des richesses par la solidarité et l’impôt. Pour ces intégristes libéraux: “Seul celui qui est responsable de soi est vraiment solidaire des autres” ou “La solidarité, c’est tout mettre en oeuvre pour ne pas être à la charge des autres1… Leurs partisans jugent nos systèmes sociaux déresponsabilisants et considèrent même que des logiques d’imposition et d’assistanat favoriseraient l’égoïsme. Ainsi, l’Etat casserait les mécanismes “naturels” de solidarité interpersonnelle! Rien de tel selon eux que les “solidarités privées” et libres pour assurer un ordre social optimal. A voir…

Mais cette conception est marginale. L’un des acquis majeurs des mouvements sociaux des 19ème et 20ème siècles n’est-il pas justement d’avoir supplanté les vielles logiques de charité par la solidarité sociale, et d’avoir imposé cette solidarité au coeur même de nos organisations sociales?

Néanmoins, la solidarité nous est vendue à toutes les sauces. Et même si c’est une valeur forte, elle devient aussi une valeur-refuge. Car, paradoxalement, on vit dans une société de plus en plus individualiste, compétitive, hétérogène… Les identités de classes et les grandes idéologies collectives sont en déclin. Pardon, Monsieur, où est le corps social ?
On vit une époque de crise économique et de globalisation du marché, de mondialisation néo-libérale. Il y a la révolution informatique, la crise du plein-emploi, les délocalisations… Le tout combiné à un allongement de la durée de vie et à l’explosion du coût de la santé et des retraites! Il y a donc une forte pression qui s’exerce sur nos modèles de sécurité sociale, lesquels pourraient à l’avenir être toujours moins généreux, s’ils n’implosent pas! Avec un taux d’activité à la baisse, et dans un contexte d’austérité, notre système social — où les revenus perçus sur le travail actif financent largement les allocations de remplacement de toutes les franges de la population sans emploi — est mis à mal. Jusqu’où et jusqu’à quand entrepreneurs et travailleurs seront-ils solidaires? En Belgique, on commence à être moins solidaires des chômeurs de longue durée : on les « active », à coups de sanctions et d’exclusions. Partout, le débat sur la pérennité des systèmes de pension fait rage. Partout, “on réalise des économies” sur les prestations sociales.

Si l’on veut maintenir une organisation sociale basée sur la solidarité, il va falloir procéder à des réformes radicales, et il va falloir être créatif! C’est là tout l’enjeu des prochaines années pour des projets de gauche novateurs, prospectifs et offensifs!

La solidarité, une idée récente!

Pourtant, la solidarité reste très présente dans nos vies et nos discours. Le vocable est très à la mode, jusqu’à «l’économie solidaire ». Au niveau personnel et quotidien, nous avons tous nos solidarités, grandes ou petites. On peut être solidaire “des travailleurs en lutte”, mais aussi “de Domenech et de ses choix tactiques”! Les solidarités avec les victimes de catastrophes ou de conflits aux quatre coins du monde se succèdent… et passent. Mais le mot est équivoque. Si le vocable est initialement lié à la tradition ouvrière, on peut aujourd’hui être tout aussi bien solidaire des patrons de PME harassés par les taxes que des ouvriers flexibilisés. Politiquement, le même mot sert de support à des idées inconciliables:
solidarité avec les migrants, ou solidarité entre les européens de souche contre les barbares !

Le concept de solidarité est donc profondément ancré dans notre culture. Et si l’on se penche sur son origine et évolution, c’est naturellement qu’on va chercher du côté de la philosophie grecque ou des Lumières… Erreur ! En fait, le concept est bien plus récent.

Au départ, il s’agit d’un terme économique et/ou juridique, qui n’a pas encore son sens politique/moral moderne. Solidarité vient du latin « solides », qui se dit d’un corps compact… De là viendra l’expression juridique “in solido”, qui s’applique surtout aux débiteurs et signifie que chacun s’engage “en bloc ou pour le tout”. Le terme solidarité n’apparaît qu’au 19ème et s’applique lorsque plusieurs personnes ont une obligation —souvent une créance — en commun.
Ce n’est qu’autour de 1850 que le terme prendra le sens de “lien d’ engagement et de dépendance réciproque entre plusieurs personnes tenues à l’endroit des autres, généralement d’un même groupe lié par une communauté de destin —famille, village, profession, entreprise, nation,etc —” 2, puis simplement “d’entraide mutuelle ou d’empathie” dans le langage courant.

Mais la solidarité n’a rien d’un pur altruisme désintéressé : il implique une réciprocité de principe. On accepte l’impôt sur les revenus de son travail, car un jour on pourrait se retrouver soi-même sans emploi. On fait des dons aux victimes du séisme de l’Aquila, parce que demain peut-être à notre tour nous serons victime d’une catastrophe. Et si la solidarité est un humanisme, elle n’est pas toujours engagement délibéré, car souvent, elle prend la forme d’un ensemble de droits et de devoirs, formels ou non, organisé par la communauté.

La solidarité fait partie de ces notions aux contours suffisamment flous pour qu’on les investisse librement des nombreux contenus que chaque époque veut bien leur attribuer. C’est là sa richesse, et peut-être sa faiblesse. Tour à tour concept juridique, idéal romantique, catéchisme social ou vertu républicaine, la solidarité a toujours pris la double forme d’instrument d’analyse de la société et d’exigence individuelle3

De la solidarité mécanique aux caisses ouvrières de secours mutuels

Evidemment, il ne faut pas attendre l’invention du mot pour que les hommes éprouvent l’idée d’entraide mutuelle! La solidarité a toujours existé, elle est une “attitude primitivement sociale”. D’ailleurs, les communautés traditionnelles de petites taille et d’une grande homogénéité font preuve d’une grande solidarité. C’est ce que le sociologue Durckheim appelle “la solidarité mécanique”. Par opposition à une “solidarité organique” qui ne se développe qu’avec le capitalisme industriel et la division sociale du travail. La seconde est davantage liée à l’individualisme, à l’interdépendance et à la complémentarité entre personnes à l’oeuvre dans les sociétés modernes.

La solidarité sociale moderne naît avec la révolution industrielle et le développement de la classe ouvrière. S’il existait une certaine solidarité dans les corporations dès le Moyen-âge, l’histoire de la solidarité se confond d’abord et avant tout avec l’histoire des luttes du mouvement ouvrier. Fin 18ème, la loi Le Chapelier interdit les corporations qui se sont muées peu à peu en syndicats. Il faudra un siècle pour que les syndicats aient une existence légale.

Au 19ème, les ouvriers des villes vivent dans une grande misère, victimes des aléas de l’embauche journalière et de conditions de vie et d’exploitation inhumaines. Le chômage, l’accident, la maladie, le veuvage… la grève, sont synonymes de dénuement total. Face à ces situations, le mouvement ouvrier, et bientôt syndical, va inventer des structures et des mécanismes de solidarité autonomes.

D’abord avec les caisses de grève: les ouvriers d’une même entreprise ou métier versent des cotisations dans une caisse commune, gérée collectivement, et qui assurera un
revenu de remplacement en cas de conflit social. Cette solidarité permet aux ouvriers de mener des grèves plus longues et plus efficaces. Une stratégie payante car, plus forts et mieux organisés, les syndicats négocient des conditions de vie et de travail plus acceptables.
Puis, au long du 19ème et selon les mêmes modalités, ce sont les caisses ouvrières de secours mutuel qui vont se généraliser : elles permettront aux ouvriers de percevoir un revenu de remplacement en cas de chômage, de maladie et d’accident, ou même de veuvage. Parallèlement, le mouvement coopératif assure aux ouvriers l’accès à bon marché aux produits de première nécessité.

A côté de ces structures ouvrières, il y a bien sûr les œuvres de charité de l’Eglise, et les œuvres de bienfaisance des bourgeois. Et, parfois, dans une tentative de juguler la solidarité ouvrière, sont créées des “caisses de prévoyance patronales” qui couvrent aussi certains accidents de la vie dans une optique de paix sociale…

Toute cette dynamique complexe préfigure nos systèmes de protection sociale. Par la lutte des classes — avec un mouvement ouvrier puissant et structuré face aux pouvoirs économiques et politiques, non moins puissants, mais qui craignent la contagion du socialisme révolutionnaire —, petit à petit, au tournant des 19 et 20ème siècles, les mécanismes de solidarité vont être reconnus, puis subsidiés par l’état, avant de s’institutionnaliser… 1898 est une date clé: en France, l’Etat reconnaît et subsidie les caisses de secours en cas d’accident de travail. Ensuite, ce sera l’ensemble des caisses mutuelles qui vont être reconnues et fournir revenus et services sous la forme d’une assurance maladie et invalidité; avec l’avenir qu’on leur connaît!
A noter que l’idée de l’Etat comme garant de la solidarité sociale n’a pas toujours fait l’unanimité dans l’histoire du mouvement social. Un courant libertaire et anti-étatique de gauche, auquel on peut rattacher Proudhon notamment, lui préférait l’idée d’une solidarité associative autonome.
Mais c’est finalement le modèle “assurantiel” de protection sociale qui va se généraliser dans nos démocraties occidentales au 20ème siècle.
En Belgique, en 1944, est signé le Pacte Social qui dessinera les contours de notre future Sécurité Sociale. Ainsi, les syndicats s’occupent de l’assurance chômage, les mutuelles —chrétiennes ou socialistes — de l’assurance maladie, les caisses patronales des allocations familiales, et l’Etat des pensions de retraite. Ces structures ont peu bougé depuis, et on voit à quel point elles sont l’héritière des luttes et des mécanismes de solidarité sociale inventés par le mouvement ouvrier.

Tombé un peu en désuétude durant quelques décennies, le concept de solidarité revient en force au tournant des années 1980-90, soutenu par l’essor du mouvement associatif et des ONG — à travers des projets solidaires dans les pays du Sud —, et mis en avant par l’écologie politique. Ce n’est peut-être pas un hasard s’il émerge à nouveau parallèlement à la fin des systèmes socialistes, le désir de solidarité renvoyant dos à dos capitalisme et collectivisme, en tentant de concilier liberté et équité…

Le rayonnement actuel de la notion de solidarité résulte de deux siècles de réflexion sur les rapports entre l’individuel et le social.

Quant à l’avenir de nos systèmes de sécurité sociale basés sur la solidarité, on a vu qu’ils étaient à la croisée des chemins : à bout de souffle peut-être, et au minimum impérativement appelés à se renouveler. Les luttes sociales fondatrices sont loin, et il ne faut pas négliger non plus “les assurés” de plus en plus nombreux à trouver ces systèmes trop abstraits, trop lourds, coercitifs, inadaptés, voire injustes!

Pour nombres de chercheurs et activistes contemporains qui se sont penché sur la question, le dépassement de la situation critique actuelle passera surement par des formes de solidarité plus immédiates, moins institutionnelles, par des structures plus légères où l’on s’engagerait librement. Il y a déjà les SEL, les bourses d’échanges, les
bourses du temps, des travailleurs qui reprennent leur entreprise sous forme de coopératives … Le mouvement est encore timide, mais peut-être peut-on y voir les prémisses de nouvelles formes de solidarités pour le futur. La solidarité est à réinventer, et c’est là un beau projet collectif pour le 21ème siècle!

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CITATIONS

« La nation est non seulement la réalité vivante à laquelle nous sommes tous attachés, mais surtout le lieu où bat le cœur de la démocratie, l’ensemble où se nouent les solidarités les plus profondes. »
Lionel Jospin, extrait de déclaration de
politique générale, 19 juin 1997.

« Désormais, la solidarité la plus nécessaire est celle de l’ensemble des habitants de la Terre. »
Albert Jacquard

« Si on n’a pas une bonne démocratie, il y a une mauvaise légitimité des décisions et quand la croissance diminue, les risques de remise en cause de la solidarité sont considérables. »
Erik Orsenna. Extrait d’une interview avec Pierre Boncenne, Le Monde de l’Education, Juillet 2000.

« Le discours politique est destiné à donner aux mensonges l’accent de la vérité, à rendre le meurtre respectable et à donner l’apparence de la solidarité à un simple courant d’air. »
George Orwell.

« Ce qui rend la corruption, ou même la simple médiocrité des élites, si funeste, c’est la solidarité qui lie entre eux tous leurs membres, corrompus ou non corrompus, dans la défense du prestige commun. »
Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix des Ames (1948)

« La solidarité entre tous les citoyens d’un peuple reste assez mal établie, du moins en France, et peu sentie : elle demeure chose abstraite ; et du reste, pour un grand nombre, existe réellement fort peu. »
André Gide, Journal

Notes:

  1. Cf. « http://www.docstoc.com/docs/10581905/Solidarite—-Liberalisme-et-Definition »
  2. Définition de solidarité in Wikipedia
  3. Marie-Claude Blais. Histoire d’une idée. Gallimard

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