Cette faute de ponctualité, qui aurait empêché Chawki de devenir la star planétaire qu’il méritait, serait-il un trait de désinvolture temporelle commun à la société arabo-musulmane ? Ou bien s’agit-il simplement d’un cliché ? Quelle serait la perception du temps dans ce type de société comparée à une société occidentale ?
S’il n’est pas faux de confirmer que sont bien la vitesse et la ponctualité qui régissent la société occidentale dans son rapport au temps, c’est dû en grande partie à la révolution industrielle du XIXe siècle. L’avènement de ce type de société a distingué le temps du travail du temps social. L’association de l’horloge à la machine était perçue un gage d’efficacité et de productivité [voir art. [p. 15->http://c4.certaine-gaite.org/spip.php?article1622[/ref]. Outre ces performances, la vitesse a toujours été instrumentalisée comme outil de pouvoir. Ainsi les Européens avaient-ils usé de la rapidité des moyens de transport (marines…) et de transmission afin de surprendre leurs futurs colonisés. L’armée américaine, de son côté, a développé l’Arpanet, ancêtre de l’Internet, pendant la Guerre froide dans un souci d’instantanéité et de dissuasion.
Bien que la société arabe côtoie progressivement les vents du progrès technologique, en dehors des pôles de modernité, l’héritage social agricole ou nomade marquerait toutefois encore la vision du temps. Si, dans la culture industrielle, le travail, le transport et les échanges sont mesurés en unités temporelles compressibles dans une course à « gagner du temps », le temps nomado-agricole, en revanche, est assimilé à un sentiment de liberté. « On a son temps », « on prend son temps », car la vitesse serait synonyme de précipitation. Le temps social et celui du travail se chevauchent et ce dernier dépend des saisons et de la météo, on travaille de l’aube au crépuscule et la journée est ponctuée des cinq prières quotidiennes 1 qui constitueraient les références temporelles.
Les références au temps, le coran en est truffé. Dieu y jure « par le temps, l’homme est certes en perdition sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres, s’enjoignent mutuellement la vérité et s’enjoignent mutuellement l’endurance ». L’expression, très usitée dans la vie quotidienne, « Inchallah » (si dieu le veut) montre si besoin en était, qu’outre les influences nomado-agricoles, la soumission à dieu pourrait aussi déterminer le rapport au présent et à l’avenir. C’est une expression qui fixe (ou pas) une échéance, mais qui laisse la porte ouverte à toutes les possibilités d’interprétation. D’aucuns l’associent au fatalisme. Néanmoins, il serait injuste de rejeter la responsabilité de cette désinvolture sur la religion. Qu’il s’agisse de la ponctualité ou de la mesure du temps, la contribution de la civilisation musulmane n’est pas contestée. C’est l’Higra [date de l’émigration du prophète Mohamed vers Médine, en 624 PCN] qui annonce le début de l’ère arabo-musulmane, et l’année civile (hégire) se calcule d’après le cycle lunaire. Il faut attendre le début du XXe siècle pour voir le calendrier grégorien commencer à évincer le calendrier lunaire.
Pour saisir la temporalité d’un monde en changement et déterminer les heures des prières, des savants arabo-musulmans se sont illustrés dans la mise au point d’instruments qui permettaient des mesures à partir d’observations du ciel. Citons l’astrolabe, indispensable à la navigation, et les horloges à eau ou les cadrans solaires. Des appareils qui étaient à la pointe de la technologie de l’époque, à telle enseigne que Haroune Rachid, le tout puissant calife abbasside, aurait envoyé à Charlemagne, en l’an 793, une horloge au mécanisme hydraulique en guise de cadeau, et pour l’impressionner aussi. Dans l’imaginaire collectif actuel,
le temps revêt un rôle vital pour l’existence même, le prouve ainsi ce proverbe arabe : « Le temps est une épée pointée, à défaut de la maîtriser, elle nous achèvera ».
Au bout de compte, il convient de nuancer ce contraste occident cartésien vs société arabe attentiste, d’autant plus que celle-ci est loin d’être un bloc immuable dans la perception du temps. La mondialisation a dilué les frontières géographiques au profil de celles des classes, désormais, comme l’affirme Paul Virilio dans « Cybermonde : la politique du pire » (Textuel, 2007), « les frontières sont entre les catégories sociales ». Et malgré les paradoxes, la révolution des télécommunications est en train d’envahir les sociétés arabo-musulmanes et d’y redéfinir progressivement la notion du temps, avec un engouement particulier pour l’instantanéité.
Notes:
- Sobh (matin), Dohr (mi-journée), Alassr (après-midi), Maghrib (crépuscule), Ichaa (nuit). A consulter « Variations sur le temps : penser le temps dans le monde arabe », éd. Elisabeth Vautier, Editions du CRINI, Nantes, 2007. ↩