Le temps, c’est de l’argent. Le célèbre adage n’est pas à attribuer à Hans Wilsdorf, le fortuné fondateur de Rolex. Il est né de la plume de Benjamin Franklin. En 1748, dans une lettre qu’il adresse à un jeune artisan (Advice to a young tradesman), le riche imprimeur de Philadelphie, co-rédacteur et signataire de la Constitution américaine et de la Déclaration d’indépendance, distille une série de conseils dont l’application devrait garantir la prospérité économique à son destinataire. Décontextualisée, l’expression peut se prêter à plusieurs interprétations. Le paragraphe dont la formule est issue jette cependant un éclairage univoque sur le message de Franklin : « Souviens-toi que le temps, c’est de l’argent. Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui coûtent que six pence, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings. »
En d’autres mots, le temps qu’une personne omet de consacrer au travail fait perdre à celle-ci de l’argent, dans la mesure où son désœuvrement constitue un manque à gagner. Franklin semble donc considérer le profit comme horizon ultime. Il ne conçoit visiblement pas qu’en dehors du labeur, on puisse consacrer son temps à autre chose que l’oisiveté (on le voit, l’amalgame chômeur = paresseux ne date pas d’hier), ou à tout le moins à une activité qui ne soit pas rémunératrice. Aux yeux du père fondateur, cette somme d’argent réellement et/ou potentiellement dépensée à « se donner du bon temps », relève du gaspillage.
Du fordisme…
Moins de deux siècles plus tard, Henry Ford démontrait avec une redoutable efficacité combien il avait saisi le sens du précepte franklinien. Se basant sur les théories tayloristes d’organisation scientifique du travail, il instaure une rationalisation des tâches de l’ouvrier. La décomposition en gestes élémentaires du travail de l’ouvrier aboutit à la simplification de ses gestes. L’ouvrier exécute mécaniquement sur une chaîne de montage des tâches normalisées (et du coup terriblement monotones et abrutissantes) à l’aide de machines-outils. La pénibilité du travail s’en trouve accrue, et l’ouvrier qualifié remplace l’artisan qu’il était : répétant invariablement le même geste, il n’a plus le sentiment d’utiliser son savoir-faire à l’élaboration complète d’un produit unique, mais celui de n’être qu’un maillon dans le processus automatisé de fabrication d’une chaîne d’assemblage. Cette organisation du travail allait permettre à Ford de réduire de façon spectaculaire le temps de montage des voitures, et donc d’accélérer et d’augmenter la production tout en en réduisant les coûts. Gain de temps, gain d’argent.
Il est encore communément admis que le fordisme pariait sur l’augmentation du pouvoir d’achat des ouvriers pour stimuler la demande de biens de consommation (c’est-à-dire permettre aux ouvriers de gagner suffisamment d’argent que pour pouvoir se permettre l’acquisition d’une automobile dont ils ont eux-mêmes œuvré à la fabrication). En effet, Ford instaure une réduction du temps de travail (40 heures par semaine) et un salaire journalier minimum. La réduction du temps de travail n’entraîne cependant pas de baisse de la productivité, puisque Ford a l’idée de faire se succéder trois équipes (shifts) de 8 heures, permettant à ses usines de produire 24h sur 24. Dans la réalité, Ford se soucie peu du bonheur de ses ouvriers. 1 Au lieu d’y voir une volonté de contribuer à l’établissement d’une classe moyenne capable d’acheter ses produits, il convient d’interpréter ces initiatives « sociales » pour ce
qu’elles sont réellement : un moyen de lutter contre le turn-over des ouvriers, car former de nouveaux travailleurs coûte cher à l’entreprise. D’ailleurs, malgré une hausse rapide et significative de la productivité, les salaires demeureront quasiment inchangés au cours des décennies à suivre.
… au sarkozisme
Plus récemment, Nicolas Sarkozy a reconcocté à sa sauce la recette fordiste. La philosophie d’Henri Ford, quoique reposant sur des fondements fort éloignés de toute préoccupation caritative, pourrait se résumer laconiquement par la formule « Travailler moins (de temps) pour gagner plus (d’argent) ». Le tout aussi lapidaire principe sarkoziste, « travailler plus pour gagner plus » relève de l’imposture la plus criante. Au mieux le mensonge caché derrière ce slogan révèle-t-il un constat de la réalité : le pouvoir d’achat des salariés, y compris celui d’une partie croissante de la classe moyenne, est insuffisant. Ainsi que le souligne fort à propos Martine Bulard dans un article publié en avril 2007 dans Le Monde Diplomatique (« Pour 3,30 euros de plus »), « il faut tout ignorer du monde de l’entreprise pour croire (ou laisser croire) qu’il suffit qu’un travailleur décide, un matin, de faire des heures supplémentaires pour qu’il puisse en réaliser : ce sont les chefs d’entreprise qui disposent de la maîtrise du temps des employés […] ».
En outre, la croissante «annualisation du temps de travail » permet aujourd’hui à des employeurs de faire prester par leurs employés « jusqu’à 44h (voire 46) pendant plusieurs semaines et… 16 heures ou moins pendant plusieurs autres semaines sans qu’ils puissent décider des périodes surtravaillées (et sous-travaillées). L’essentiel est qu’à la fin de l’année ils aient totalisé […] » un certain nombre d’heures. Au-delà, les chefs d’entreprises ont le droit d’imposer un nombre X d’heures supplémentaires par an. Au final, le temps de travail n’a presque pas changé, le travail s’est intensifié, la flexibilité s’est accrue, et le salaire a régressé — dans le meilleur des cas, il a augmenté dans des proportions dérisoires (Bulard indique qu’ « un salarié [français] payé au smic qui travaillerait 39h toucherait en plus une prime de 3,30 euros par semaine (moins les cotisations sociales) ».
Time is money. Adage à géométrie variable. Nicolas Sarkozy ne pourrait décemment pas affirmer le contraire, lui qui, dans des propos rapportés par Le Point en juillet 2008, s’étendait de la sorte sur ses projets au terme de son mandat : « Alors moi, en 2012, j’aurai 57 ans, je ne me représente pas. Et quand je vois les milliards que gagne Clinton, moi, j’m’en mets plein les poches ! Je fais ça pendant cinq ans et ensuite je pars faire du fric comme Clinton. Cent cinquante mille euros la conférence ! » Avec une telle rémunération horaire, quand time is big money, on comprend que monsieur Sarkozy, tel que le préconisait monsieur Franklin, ne veuille guère gaspiller son temps à paresser.
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Acheter du répit
Qui n’a pas gardé en mémoire le spectacle des files de parents transis de froid, battant le pavé devant les établissements scolaires les plus prisés (et les plus huppés) de la Communauté ? Tel fut l’effet le plus médiatique du décret « Inscriptions » de la ministre de l’enseignement obligatoire Marie Arena, entré en vigueur le 30 novembre 2007. Les images de ces parents privilégiés monnayant des étudiants pour faire le pied de grue à leur place ont marqué les esprits. Véritablement, ce que les étudiants offraient contre rétribution financière, c’était leur temps.
Depuis peu, des entreprises de services chinoises proposent de faciliter la vie en remplaçant leurs clients dans toutes les tâches qu’ils jugent être une perte de temps : faire ses courses, ou aller payer ses factures de gaz, d’électricité ou de téléphone aux banques prévues à cet effet, activités hautement chronophages en Chine. Ces sociétés vont même jusqu’à remplacer leurs clients pour assister à un cours à l’université, ou à faire
acte de présence à une réunion de parents d’élèves. De façon assez ironique, le succès rencontré par ces entreprises est tel que, lorsque la demande est supérieure à l’offre, les clients les moins chanceux se retrouvent… sur liste d’attente.
Sur la toile toujours, des banques du temps ont aussi vu le jour, qui proposent des échanges de services entre ses membres, sans transaction financière. Il existait déjà sur le net la possibilité de trouver une réponse à une question ou une solution à un problème en consultant un forum adéquat, où des internautes prennent le temps de publier en ligne, gratuitement, leurs conseils ou suggestions. Partant de ce principe, les banques du temps ont imaginé un système dans lequel le temps qu’une personne consacre à un autre adhérent sera crédité sur son compte avec la possibilité de faire appel ultérieurement à un tiers capable de l’aider dans un domaine de compétences qu’il ne maîtrise pas.
Notes:
- Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que ce héraut du capitalisme moderne était aussi un porte-parole respecté de l’extrémisme de droite, anti-immigrés, anti-social, anti-alcool, et antisémite, qui n’a pas hésité un seul instant à faire des affaires avec les nazis… ↩