Quand le management dégraisse le temps

Download PDF

Taiichi Ohno sort de la Haute École Technique de Nagoya avec un diplôme d’ingénieur en mécanique en 1932. Il a 20 ans et il entre directement chez Toyoda Boshoku – l’entreprise qui a révolutionné l’industrie textile japonaise. En 1943, il est transféré comme directeur des stocks à la Toyota Motor Corporation – la section automobile de l’entreprise fondée en 1937 par Kiichiro Toyoda (le fils du fondateur de la boîte). En 1949, il devient directeur de l’assemblage. Proche collaborateur de Mr Toyoda, il l’accompagne souvent en voyages d’affaires. Un jour, alors qu’il visite un supermarché, quelque part en Amérique, son patron lui chuchote un conseil mystérieux à l’oreille : « Regardez bien comment cela fonctionne et essayez de l’utiliser chez Toyota ».

Nous sommes dans le Japon ravagé par la défaite de 45 et Toyota est au bord de la faillite : impossible de se permettre le moindre investissement. L’innovation doit avoir lieu (notamment pour rattraper le retard de production sur les USA) mais elle ne peut rien coûter. Taiichi Ohno se propose de l’organiser entièrement dans les esprits : durant toutes les années 50, il va mettre au point une méthode de production qui permettra de traquer les 7 types de gaspillages qu’il a répertoriés (parmi lesquels on trouve ceux dûs aux temps d’attentes, à la surproduction, aux mouvements inutiles ou à des stocks inutilisés…). Il va concevoir la production d’automobiles Toyota en s’inspirant de la logique du supermarché – où c’est la consommation qui gère les stocks et non l’inverse. Il systématise ce qui va devenir le Just-in-Time Management – ou méthode des 5 Zéros (zéro stock, zéro délai, zéros défaut, zéro panne, zéro paperasse) – et qui constituera un des piliers de ce qu’on appelle le « toyotisme ».

Toyota décide d’adopter cette méthode révolutionnaire dès 1962. Les débuts sont difficiles : les ouvriers, sensés devenir polyvalents et flexibles, freinent des 4 fers. Le nouveau système de production n’entrera complètement en fonction qu’en 72 – soutenu par une armée de consultants internes. Et son succès est officiellement retentissant : si Toyota est devenu le premier constructeur au monde, c’est sans doute parce que l’entreprise a su se rendre maître du temps de production – pour le réduire à presque rien. En 1987, Toyota pouvait mettre un nouveau modèle sur le marché en 46 mois – il en fallait 60 à ses concurrents. En 2007, les délais avaient été réduits à 18 mois. À l’horizon 2012, la direction de la firme pense pouvoir encore compresser les chronomètres pour atteindre le record de 12 mois. Mais certains observateurs avancent que, dans ce cas, il faudra se résoudre à faire l’impasse sur le zéro défaut…

Pendant tout ce temps, le discret Taiichi Ohno n’arrêtera jamais de gravir les échelons de la hiérarchie de l’entreprise : à sa pension, en 1978, il occupait le siège de vice-président du groupe. Si de nombreux spécialistes du management voient en lui l’esprit du génie qui aurait dû être récompensé par un prix Nobel (d’économie, de la paix ou de médecine, peu importe), l’homme, lui, avait toujours su rester humble – et aimait déclarer (dans les fêtes du personnels) : « tout ce que nous avons fait a été de nous concentrer sur le temps compris entre le moment de la commande client et celui de la réception du paiement, puis de réduire cette durée en éliminant tout ce qui n’ajoutait pas de valeur ». Il est mort le 28 mai 1990 à Toyota City (évidemment).

Vu les résultats, le Système de Production Toyota (TPS) devient un fantasme pour les consultants. Quand les chercheurs de Boston commencent à s’y intéresser, ils le rebaptisent « lean management » – management « sans graisse » ou « maigre ». En 1990, James Womack, prof au MIT, popularise mondialement le nouveau concept d’organisation à travers un livre, The machine That Changed the World, qui sera vendu à 600.000 exemplaire et traduit dans 11 langues. La mode du dégraissage se répand sur le production occidentale…

Milieu des
années 90, on peut lire les premières études qui rendent compte des effets de la nouvelle donne (déjà bien connue mais mal vécue par les travailleurs) : partout en Europe, on repère un étrange phénomène d’alourdissement des cadences. Dans un article de 1996 qu’ils intitulent « 5citius, altius, fortius 1 – l’intensification du travail », Gollac et Volkoff passent complètement au crible la théorie managériale pour décrire les conséquences du réaménagement du temps de travail avec le point de vue des travailleurs. Parce qu’ils constatent que les plans formidables élaborés dans les bureaux de consultance ignorent bien souvent les réalités de la production : « Pour que ça marche quand-même, il faut faire tout ce à quoi on n’avait pas pensé, tout ce qu’on avait cru facile et qui ne l’est pas : le travail est rendu à la fois plus intense et plus pénible » [Gollac et Volkoff].

L’organisation classique n’était pas économe en peine et en fatigue mais, dans la mesure où elle neutralisait les fluctuations des marchés, elle se développait sur un rythme constant. Le travailleur pouvait espérer s’aménager des marges de manœuvre dans les interstices d’un dispositif qu’il apprenait à connaître. Il réussissait parfois à faire coïncider l’impératif de production, ses compétences techniques et la préservation de son intégrité physique et mentale. Avec la réorganisation du travail en flux tendu, ces marges de manœuvre disparaissent.

Le management se cache désormais derrière le client (intronisé comme nouveau « donneur d’ordre ») pour imposer de plus en plus de contraintes sur les rythmes. L’urgence devient la seule temporalité du travail – tout doit toujours être fini « pour avant-hier ». Un zéro délai d’autant plus asphyxiant que l’ensemble des rapports entre collègues et services, au sein d’une même entreprise, se voit reformulé sur le mode « clients-fournisseurs ». Ou qu’une partie de la production se voit externalisée vers des sous-traitants. Chaque travailleur devient le donneur d’ordre de ses confrères.

L’ère du juste-à-temps ressemble à celle des miracles quotidiens. Ceux que les travailleurs sont sommés d’accomplir pour réussir à concilier les exigences propres à la production et le respect des dead lines dont l’une des particularité est de ne pas tenir compte des exigences propres à la production. Un miracle accompli essentiellement par des subalternes : plus on descend dans l’échelle hiérarchique, plus il est impossible de négocier les délais. Et peu importe le secteur : ça « marche » dans l’industrie, dans les services (même publics), dans les hôpitaux ou dans l’informatique…« Soyez réalistes : demandez l’impossible », en voilà un slogan d’actualité!

Notes:

  1. ce qui signifie « plus vite, plus haut, plus fort » – soit la devise des jeux olympiques.

Aucun commentaire jusqu'à présent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Archives

Catégories

Auteurs