« C’est au moment même où le travail meurt qu’il se révèle d’une puissance totalitaire qui n’admet aucun dieu à ses côtés, déterminant la pensée et l’action des hommes jusque dans les pores de leur vie quotidienne et dans leur esprit… » (Krisis, Manifeste contre le travail, 1999).
Le travail, avant le travail
Non, le binôme travail-humanité n’est pas irréductible. Loin d’être universelle, la distinction entre temps de travail et temps hors-travail n’émerge, ne se structure et n’évolue qu’avec le capitalisme industriel.
Dans l’Antiquité, puis dans les sociétés féodales, ce sont les esclaves et les serfs qui triment! Les maîtres et les seigneurs, eux, invitent, discutent, ripaillent, vont aux bains ou à la chasse, affranchissent ou anoblissent…
Quant aux origines du mot « travail », elles renvoient à des valeurs plutôt négatives. La racine latine « labor », qui a donné « laborieux », évoque un poids difficile à supporter. Pire, le terme « travail» vient du « tripalium » latin, un instrument de torture !
Sociétés agraires et préindustrialisation : le travail en gestation
Dans les sociétés agraires traditionnelles, on ne trouve pas à proprement parler de « temps de travail » séparé du reste de la vie. Sauf pour une minorité bien née, les activités et relations humaines sont tout sauf librement consenties, mais elles se structurent autour de traditions religieuses, culturelles et sociales diverses et complexes. Le paysan doit fournir une quantité de sa production — une forme d’impôt — à son maître et/ou propriétaire, peu importe son temps effectif de travail et les impondérables. Ce qui importe, c’est la tâche à accomplir et non la durée nécessaire à son accomplissement.
A l’époque préindustrielle, on entre dans une période de transition entre deux systèmes. Se développent alors les premières relations de salariat. Mais on est encore dans des formes hybrides où les membres d’une communauté s’adonnent indifféremment à diverses activités. Emerge la figure de l’ouvrier-paysan, qui simultanément cultive son lopin de terre et se fait embaucher à la journée dans la fabrique de la ville voisine, partagé entre activités contractuelles et d’auto-subsistance. Les marchands outillent et fournissent des paysans en matières premières et récupèrent des “produits finis”, revendus en ville avec une haute valeur ajoutée ; une forme hybride entre paysannerie et artisanat…
Mais ce n’est qu’au XIXème siècle, avec la Révolution industrielle que le travailleur va se retrouver dépossédé de sa force de travail et coupé de sa propre production. Avec la mécanisation et la recherche accrue de productivité, le contenu du travail dans les fabriques se spécialise et s’appauvrit. « Contrairement au temps souple et malléable du paysan, le temps de l’ouvrier est sous contrôle, rythmé par la cadence de la machine » 1.
C’est là le véritable acte de naissance du concept d’un « temps de travail » séparé des autres temps sociaux. Alors, par antithèse, naît aussi la notion, encore embryonnaire, d’un « temps libre ».
La première Révolution industrielle et l’invention du Temps de Travail
Pour Marx, le travail est toujours « forcé », il « n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail » 2. Dans le capitalisme des origines, « le temps libre » n’existe que pour « reconstituer la force de travail du prolétaire ».
On travaille depuis l’enfance, et jusqu’à 14 heures par jour. On est encore très loin des « 3×8 fordiste » – 8 h de travail, 8 h de sommeil, et 8 h de loisirs… marchandisés.
Le temps de travail se mue en un temps séparé de nos propres vies, subordonné à autrui
et/ou à d’autres fins. Une grande partie de notre temps de vie devient une simple matière première à exploiter.
A partir de là, la durée de travail est comptabilisée, et seul le temps de travail échangé contre ce qui ne s’appelle pas encore du « pouvoir d’achat » est considéré comme travail. Les activités domestiques, d’éducation et de formation en sont exclues. Travail et salariat deviennent synonymes.
Paradoxalement, les patrons se rendent compte qu’à trop tirer sur le fil de l’exploitation maximale de la force de travail, la productivité baisse! Le moral et la santé des ouvriers se dégradent. La “lutte sociale” est exacerbée! Les ouvriers obtiennent petit à petit des plages de temps libre -repos dominical- et de temps hors-travail protégées – pension, maladie, chômage -.
Mais ces mécanismes sont sous-tendus par l’idéologie judéo-chrétienne et productiviste qui attribue au travail des «vertus moralisatrices ». C’est cette morale qui au 20ème siècle sera menée jusqu’à l’absurde. Jusqu’au stakhanovisme, culte du travail pour la Patrie, et le socialisme. Jusqu’à l’« Arbeit macht frei » au frontispice du camp d’extermination d’Auschwitz, le nazisme assimilant la liberté au travail forcé! Et jusqu’à notre économie néolibérale mondialisée où règne le culte du travail et de la rentabilité, et qui génère exclusion, burn-out et harcèlement, et pousse à la marchandisation de toutes choses et à la dégradation de l’environnement.
Le 20 ème siècle, le fordisme, et la conquête du temps libre
Face à des phases économiques extrêmes, il y a toujours eu réajustement du temps de travail. En cas de forte crise, le volume global du travail diminue et on agit sur le travail variable: explosion du chômage, retraites anticipées, temps de formation plus long, etc. C’est ce qui se passe actuellement. Mais en cas de forte croissance, c’est le temps de travail hebdomadaire légal qui est réduit; les patrons payent moins d’heures, l’Etat peut se permettre plus de dépenses et la population a plus de possibilité de loisirs, en termes d’infrastructures ou de moyens financiers. C’est ce qui s’est passé dans les trente glorieuses.
Les 19ème et 20ème siècles sont des périodes de grands progrès techniques. La combinaison d’une croissance économique relativement constante et d’un mouvement ouvrier fort débouche sur une nouvelle organisation sociale. Pour la population occidentale, c’est l’époque du “plein emploi”, l’avènement d’une société de temps libre et de consommation de masse. Avec le “Front populaire”, la durée légale de travail passe aux 40 heures/semaine. Début 1900, mécanisation et automatisation dans les grandes industries entraînent “la division scientifique du travail”, le taylorisme, le modèle fordiste, les 3x8h. Et s’il y a crise, on relance l’emploi par la consommation.
Distribution globale et quotidienne du temps de travail et du temps libre sont assez homogènes. On entre et sort de la vie active aux mêmes âges, et on travaille, dort, et s’adonne aux mêmes loisirs en même temps. Car le monde du temps libre aussi est assez unifié, tourné vers des activités sociales (défense d’intérêts collectifs, amicales d’usine), de grands divertissements populaires (les sports, les bals), ou des loisirs de masse (la plage, le tourisme des premiers “congés payés”)… Aujourd’hui, c’est bien différent, nos temps libres sont davantage tournés vers la sphère privée et domestique : télé, jardinage, bricolage, hobby artistique. Exception faite du temps donné à l’engagement associatif et citoyen.
Après-guerre, les grandes industries déclinent, ainsi que la conscience de classe. Les temps libres s’organisent et sous-tendent de plus en plus l’économie. Emerge alors une société de services et de classe moyenne. Certains sont convaincus qu’on se dirige donc logiquement vers une “société des loisirs” où le travail n’occuperait plus qu’un espace nécessaire, mais marginal dans nos vies…
La Révolution numérique et la crise du temps de travail
Depuis 20 ou 30 ans, nous sommes entrés dans une nouvelle ère de
transition, avec la révolution informatique. La “civilisation des loisirs” n’est plus qu’un rêve soixante-huitard! Dans “la société de communication et d’information”, le travail se raréfie, mais n’a jamais été si présent!
Avec le développement de l’économie immatérielle et des métiers de la com’, le travail mobilise nos capacités, nos savoirs et compétences, mais aussi nos relations et nos affects. Nos activités d’auto-formation ou la constitution de réseaux sociaux relevant de nos temps libres se trouvent exploitées dans le cadre du temps de travail.
Avec l’irruption du PC, du sans fil, d’internet, du télétravail, et a fortiori avec la démocratisation de portables performants, les frontières entre temps libre et temps de travail se brouillent et s’interpénètrent. Et ça marche dans les deux sens: par souci de rentabilité, les employeurs bloquent l’accès à Facebook, tandis qu’on se sent obligé de répondre au coup de fil d’un supérieur en soirée… Chers voyagistes, il y a de la place sur le marché pour un logiciel qui bloquerait les messages professionnels durant les vacances!
Et pas besoin d’être “créatif” ou chef d’entreprise pour ressentir le mouvement. La production matérielle est régie par le “just in time” et le “flux tendu”; la vie de l’ouvrier actuel est rythmée de périodes de chômage technique en heures supplémentaires.
Temps partiel, emploi-formation, pause-carrière, emploi subventionné, chômage avec statut d’indépendant complémentaire, activité semi-bénévole, prestations occasionnelles et RPI 3… Le Plein-emploi n’est plus qu’une fiction! Mais à droite comme à gauche le “travail de deuil” se révèle long et difficile.
La demande de travail dépasse l’offre, le marché de l’emploi est saturé. Pourtant, on active, menace et exclut le chômeur. On le culpabilise avec quelques emplois spécialisés en pénurie. Le boulot à temps plein du chômeur, c’est de chercher du taf! Et on vit alors des situations aberrantes, telle celle du chômeur qui, à l’approche d’un contrôle de disponibilité, travaille des jours à faire croire qu’il cherche activement du travail, à travers un dossier fictif.
Nos repères temporels et culturels, nos représentations mentales et sociales, et même nos systèmes de protection sociale restent largement structurés autour d’une conception fordiste du temps de travail largement dépassée.
Dans ces conditions, le temps dit “libre” est encore et toujours déterminé, en creux, par le temps de travail. Et la jouissance symbolique et matérielle de son temps libre reste fonction de son temps de travail!