« Le capital est une contradiction en procès : d’une part , il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, d’autre part, il pose le temps de travail comme seule source et mesure de la richesse. » (Marx, Grundrisse, 1858)
Nos vies postmodernes…
Eric et Julia ont la trentaine et un enfant. Elle est secrétaire de direction, il est chômeur de longue durée. Elle travaille beaucoup trop, il n’arrive pas à gérer son temps libre…
L’année dernière, Eric et Julia prennent 20 jours de vacances. Ils emmènent leur Mac portable, qui occupe une place centrale dans leur vie. Les premiers jours se passent bien, loin des préoccupations du bureau et de la maison. Mais le Village Global continu et permanent est une réalité, et même à des milliers de km, son “chez soi” n’est jamais loin.
Comme chaque midi, Eric prend un premier apéro, en feuilletant l’édition internationale du journal belge de la veille. Sa femme se prélasse au bord de la piscine, un oeil sur le môme. Soudain, Eric tombe sur une info “primordiale” dans le cadre du boulot de son épouse. Il s’empresse de lui communiquer. Elle se hâte d’envoyer un mail à son boss. Les jours passent, les mails défilent : pas de réponse! Julia s’inquiète, sort son G et contacte son boss… Résultat des cour-ses, le boss lui met la pression avec un “plan stratégique pour la rentrée”. Sur les plages, pour une semaine encore, Julia est déjà ailleurs. Elle est de mauvaise, préoccupée par la vie d’un bureau distant de 2000 km! En prime, lors de son échange téléphonique et vu “l’urgence stratégique”, Julia a concédé de reprendre le boulot deux jours plus tôt…
Quelques mois plus tard, Julia se retrouve “en incapacité de travail”. De son lit, c’est à elle de se trouver un(e) remplaçant(e)… On l’a dit, le Macbook occupe une grande place dans sa vie. Il est l’outil essentiel de sa vie professionnelle et de ses loisirs. Il revêt une multitude de fonctions et entremêle les tempora-lités.
S’y côtoient tous ses documents de travail, toute la musique qui lui tient à coeur, sa compta professionnelle et familiale… Son môme y joue à des jeux vidéos et y regarde ses dvds. Les photos des cinq dernières années, support de sa mémoire visuelle, y sont stockées. Dans sa boîte mail se mêlent spams, messages professionnels et persos. Eric et Julia n’ont pas la télédistribution, c’est sur le Mac qu’Eric regarde le JT, les émissions de Canal ou d’Arte. Ensemble, une fois le gosse couché, enlacés sur leur lit, ils se font une séance de home cinema en streaming.
Mais Julia, son faible, ce sont les séries. Elle les regarde au kilomètre. Surtout si elle est immobilisée! Quand elle rentre dans une nouvelle série, elle la regarde de l’épisode 1 de la saison 1 au dernier épisode de la dernière saison. Et ça peut durer des jours entiers! Absorbée dans des intrigues rocambolesques et à rallonge, elle jette un oeil quand, régulièrement, on entend un signal et que s’ouvre en bas, à droite de l’écran, une petite fenêtre d’info. Grâce à cette fenêtre, elle est au courant des derniers mails en temps réel, en identifie l’origine et l’objet. Et si c’est important, elle met la série sur pause et ouvre sa boîte mail. Parfois, elle envoie alors un courriel ou passe un coup de fil, puis se replonge dans sa saga …
Julia, alitée, se livre à l’un de ses loisirs préférés tout en gardant le contact avec ses impératifs professionnels. C’est beau le progrès, non?
Sara bosse à 2/3-temps dans “l’évènementiel”. Elle est célibataire.
Jean est patron d’une petite PME. Son temps de travail frôle parfois les 55h/semaine! Il est père de famille.
Ce soir, Sara organise une grosse soirée. A partir de 15h, elle court en tous sens, règle un tas de problèmes. Il est maintenant 5h du mat’. Elle est pas mal imbibée! Péniblement, elle mène les derniers fêtards vers la sortie et termine ses comptes. Elle a du mal à retrouver les clés. Elle est crevée et pensive. L’un dans l’autre, elle a passé une bonne soirée,
vécu de beaux moments et fait de belles rencontres. Les portes fermées, elle peut rentrer, raccompagnée par un nouvel amoureux potentiel…
Jean est à un dîner d’affaire. Son invité: un gros client potentiel… par ailleurs bien sympathique! Le repas s’éternise, de cafés en pousse-cafés. Les questions de business sont évacuées avec les entrées, et la conversation prend une tournure personnelle…
Dans ces contextes, comment identifier et évaluer avec objectivité la durée de leur travail respectif?
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Se définir, définir les limites
Entretiens croisés de deux trentenaires loin des CDI à temps plein, avec:
— CHRIS, illustrateur/écrivain public/enseignant ad interim/pigiste…, travailleur à tempS partielS. Temps de travail (ces derniers mois): très variable, de 6h à 40h/sem. Célibataire.
— “RAOUL”, chômeur complet indemnisé, au statut de “cohabitant” et de longue durée. Activiste à temps partiel. Sans horaires prédéfinis… Marié, 2 enfants.
CHRIS, l’intermittent : “Clairement, je me définis d’abord par mes activités rémunérées. Là, je suis écrivain public deux demi-journées par semaine, j’ai entamé un parcours dans l’enseignement et j’attends des remplacements, à l’occasion je fais des piges pour un magazine”…
Sinon, je suis illustrateur de formation et j’y consacre toujours pas mal de temps. Mais, mes illustrations ne me rapportant rien – ou si peu -, je considère plutôt cette activité artistique comme du “temps libre”.
RAOUL, le sans-emploi: “Fatalement, en temps que chômeur “complet et invétéré”, je ne peux me définir par rapport à un quelconque “temps de travail”. A la question fatidique, “”Que fais-tu dans la vie?”, le plus souvent je réponds que j’éduque mes enfants, j’évoque aussi le/s projet/s personnel/s ou collectif/s dans le(s)quel/s je m’investis… Mais, je peux aussi dire succinctement que je suis “homme au foyer”. Ou, pour me donner un peu plus de prestance, me déclarer “animateur sans-emploi”, ou “universitaire au chômage”…. De temps en temps, par provoc’, je me revendique “chômeur à temps plein”! Ça dépend de mon interlocuteur, de mon feeling… “
C., l’intermittent : “Pour ma part, j’arrive aisément à dissocier vie privée et professionnelle. C’est peut-être dû au fait que je m’installe rarement à un même poste dans la durée, et que je vis assez retiré des lieux où je travaille. Ce n’est pas toujours évident de passer de périodes de chômage en petits boulots, puis en moments de frénésie où s’additionnent les contrats à temps partiel! “
R., le sans-emploi : “C’est surtout à travers le travail de mon épouse que je ressens une évolution dans le rapport entre temps de travail et temps libre. Il existe bel et bien une pression pour qu’elle soit de plus en plus disponible, plus flexible. Il n’est pas rare que le téléphone sonne le dimanche pour le boulot, ou qu’elle doive prester des heures le week-end. Après, pour récupérer ces heures, c’est galère! En fait, ce n’est pas tant que le temps de travail presté augmente, c’est surtout qu’il se dilue, se répartit sur des plages de plus en plus longues… On vit des temps mixtes, où frontières entre temps de travail et temps libre sont floues et perméables. Or, le temps libre ne l’est réellement que s’il est libéré des contraintes professionnelles. S’il est interrompu à tout bout de champ par des trucs de boulot, il ne reste finalement que quelques heures de pause, éparses, à l’intérieur d’un temps de travail in(dé)fini! Le travail de ma compagne prend parfois tellement de place qu’il justifie presque mon état de “desperate houseman”! L’idéal serait que l’ensemble du temps de travail familial soit mieux partagé. Sinon, au quotidien, c’est quand même le temps social, l’horaire de bureau et l’horaire scolaire, qui rythme la marche, et j’essaye tant bien que mal de me calquer dessus. Je me lève, fais lever et conduis les gosses à l’école, réalise quelques tâches domestiques et personnelles, vais rechercher mes gosses, fais les courses et à
souper, puis couche les rejetons… Mis à part ces “obligations”, mon temps est libre, et mon horloge interne peu structurée: je peux me permettre de vivre la nuit, de faire des siestes l’après-midi, de passer toute ma journée sur un bouquin ou au hasard d’internet… Ce décalage peut être source d’incompréhensions et de conflits.
Plus largement, je pense que non seulement le CDI à temps plein ne représente plus la norme, mais qu’ il ne représente plus l’idéal! Dans les nouvelles générations, on est par nature pluriel et flexible! Le risque, c’est que sans des réformes sociales radicales et adaptées s’accentue encore l’aspect “société à deux vitesses”.
Idéalement, j’aimerais que l’homme se libère du travail, et pas juste qu’il gagne en plages de “temps libre” ! Même si gérer son temps “libre”, trouver sa voi-e/x et se forger une identité en-dehors du monde du travail, ça n’a rien d’une sinécure! “La liberté est une forme de discipline” 1”
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Pénuries d’emplois ou du travail lui-même?
Quelques chiffres et constats récents:
— En 2008, “le taux d’activé”, ç-à-d le pourcentage des 15-65 ans ayant eu au moins un contrat de travail sur l’année, n’a jamais été aussi faible, avec une moyenne européenne de 60 à 70%, tandis que le taux de chômage n’a jamais été si haut, soit 7, 5 % de moyenne européenne, avec des pointes à 12/15 % (et une acception très restrictive du chômage, ndlr).
— Si l’on prenait en compte l’ensemble de la population européenne en âge de travailler, le temps de travail effectif moyen dépasserait à peine les 3 heures de travail par jour !
— Pour la première fois dans l’Histoire la part du “temps éveillé” consacrée au temps libre dépasse celle dévolue au travail.
— Aujourd’hui, le temps de vie moyen d’un Français est de 700.000 heures. Sa durée légale de travail pour avoir droit à la retraite est de 67000 heures. Comme il dort 200.000 heures et qu’il fait en moyenne 20.000 à 30.000 heures d’études, il dispose de presque 400.000 heures de temps libre. C’est quatre fois plus que nos grands-parents! 2
Jusqu’alors, le capitalisme avait toujours réussi à combler la baisse du volume de travail nécessaire résultant des progrès techniques en créant de nouveaux besoins, de nouveaux marchés, et donc de nouveaux emplois. C’est le cas dans l’après-guerre avec le développement de l’économie “tertiaire”, d’une société de services et de consommation de masse. Les choses se passent aujourd’hui comme si cette dynamique avait atteint ses limites, l’évolution des techniques et l’invention de nouvelles technologies ayant impulsé un rythme tellement frénétique et bouleversant tant l’économie qu’elle ne serait plus en mesure de compenser par la création de nouveaux marchés sursaturés. D’où, de plus en plus d’exclus du monde du travail, un subventionnement de plus en plus aberrant des emplois par la collectivité, et une logique de marchandisation de tout et à tout prix.
Pourtant, le monde de l’entreprise et les politiques, de droite ou de gauche, refusent toujours l’idée d’une réduction massive du temps de travail…