Jusqu’il n’y a pas si longtemps, les riches n’aimaient guère qu’on parle d’eux. Les études, d’ailleurs peu nombreuses, sur les nantis de ce monde étaient difficiles à réaliser, faute de sources d’information. Le bonheur d’être riche se vivait dans la discrétion, dans « l’euphémisation » même, ce qui constituait un véritable habitus de classe de cette upper middle class. Mais aujourd’hui que la richesse aime à s’étaler au-delà de son cercle d’intimes – ce qui n’était autrefois le cas que d’une marge médiatique sous les feux déformants des projecteurs – la distinction entre l’esprit « nouveau » et « ancien » riche tend à s’estomper. Tout comme a tendance à s’affaiblir la pudeur qui retenait le happy few d’afficher cyniquement son individualisme. Le brillant Jacques Séguéla himself n’affirme-t-il pas qu’on est définitivement un raté si on n’a pas sa rolex à cinquante piges ?
On ne peut que savoir gré à des artistes « incontestables » comme Johnny Halliday d’avoir relancé l’intérêt médiatique, il y a quelques années, pour un phénomène sans doute marginal mais symptomatique de l’état d’esprit des élites économiques : l’expatriation fiscale 1. Les célébrités artistes ou sportives ont souvent donné lieu à des scandales fiscaux, leur visibilité médiatique les exposant particulièrement à l’opprobe citoyen. On citera, en France, Michel Sardou, Alain Barrière et plus récemment Doc Gynéco, ou, en Angleterre, le groupe U2 et les Rolling Stones plaçant leurs intérêts d’auteurs-compositeurs dans une entité fiscale néerlandaise ad hoc. Une mention spéciale doit ici être décernée au chanteur Florent Pagny, qui a érigé la fraude fiscale en « liberté de penser » et s’est enfui en Patagonie, n’hésitant pas à prendre grotesquement la posture d’un Victor Hugo en exil à Guernesey, autre paradis fiscal 2. Et une autre à « notre » Justine Henin, qui après avoir bien profité de l’enseignement et des infrastructures sportives belges, a décidé de s’expatrier à Monaco, sans doute pour jouir de l’incomparable lumière du Rocher, propice aux entraînements ou à la pratique artistique, comme n’a pas hésité à le dire le dessinateur à succès Jean-Michel Folon. Quant à Johnny, il avait bien amusé la galerie avec sa soudaine poussée de nostalgie belge, bien vite oubliée : il songea ensuite à devenir Suisse, il serait sans doute devenu Togolais si ses avocats avaient pu lui tailler un costume de contribuable avantageux à Lomé. Prestidigitateurs de tous les pays, planquez-vous, là où le fisc ne viendra pas tondre votre gazon.
Mais ces idoles des jeunes et des moins jeunes, parangons de la réussite qui fait saliver les foules, ne constituent que l’arbre qui cache la forêt. Car leur situation n’est pas fondamentalement différente de la masse des entrepreneurs profitant de leur pays natal, puis lui faisant un bras d’honneur en échappant légalement au fisc en quittant le pays, ou illégalement en organisant une fraude fiscale. On avait déjà les riches Néerlandais, installés en Campine ou aux Fourons, ce sont maintenant surtout de gros bonnets français qui se découvrent un amour subit pour nos vertes banlieues résidentielles. Ils peuvent compter sur un « passeur » de l’envergure de notre ministre des finances, Didier Reynders, dont la réforme fiscale favorise principalement les plus nantis, et dont la passivité presque militante vis-à-vis des grands fraudeurs est légendaire 3. Ce n’est pas lui qui achèterait des listes (volées) de fraudeurs fiscaux à ces mystérieux « informateurs », comme s’apprête à le faire le gouvernement allemand, après la France. (« L’Echo », 1er février 2010) La Belgique sait envoyer de meilleurs signaux à ses « investisseurs », autochtones ou pas. Le fiasco du procès dit de la KB-Lux, le plus gros dossier de fraudes jamais connu en Belgique, qui s’est soldé, après plus de treize années de procédure, par un non-lieu, résonnera longtemps comme une douce berceuse aux oreilles de ceux qui savent planquer leurs sous sur des comptes secrets, et qui peuvent dormir tranquille.
L’exil et le royaume
En 2007, France-Inter avait tendu son micro à ces SDF (Sans Difficultés Financières) qui ont fuit la France pour échapper au fisc, et notamment à l’ISF, cet impôt qui fait frémir les grandes fortunes 4. « Parce que naître riche est une malédiction ». Persécutés par le fisc, harassés par la plèbe particulièrement hargneuse en France, cette hyper-bourgeoisie a préféré s’exiler là où l’herbe est plus verte et l’ambiance moins protestataire. Cela nous vaut des témoignages déchirants, tel celui de ce patron expliquant qu’il n’arrive pas à convaincre sa famille de s’expatrier en Belgique pour fuir la Terreur fiscale jacobine : « Je manquais d’arguments car la Belgique, impôts mis à part, n’est pas un paradis. La Wallonie est très pauvre et les Flamands n’ont pas cette finesse qui constitue le charme français » 5. Doux Seigneur Jésus, comment peut-on être pauvre ? Un riche doit-il souffrir la présence de ces rustauds ménapiens pour prix de sa richesse ?
Mais tous ne partagent pas l’avis de ce docteur Jivago des rentes bien planquées. Ils sont entre 3000 et 4000 familles SDF françaises à avoir choisi l’exil fiscal dans le paradis belge… « Un paradis pour le rentier, mais un enfer pour le travailleur », précise un avocat spécialisé dans la fiscalité internationale. « Que les choses soient claires : la Belgique n’est pas la terre d’accueil des salariés. En revanche, si vous possédez un patrimoine de quelques millions d’euros, laminé chaque année par l’Impôt sur la fortune (ISF), Bruxelles, bon marché, conviviale et bourgeoise vous tend les bras. Il n’existe ni ISF, ni taxation sur les plus-values, ni droits de succession si l’on fait des dons manuels à ses enfants, sous réserve qu’ils résident en Belgique ». En sens inverse, les salariés belges qui en ont les moyens et que les artifices légaux pour éluder l’impôt (frais de restaurant et autres déductibles, voitures de société, etc.) ne satisfont plus vont s’établir… chez nos voisins français.
Les Français fortunés viennent habiter dans les beaux quartiers d’Ixelles, Woluwé ou Tervuren. Parfois Liège ou les Ardennes. Pour ces nantis, « Bruxelles est devenue la banlieue chic de Paris ». Bientôt débarrassée de ses pauvres et de ses « Marocains ». En tous cas, au « Cercle de Lorraine », on n’en doute pas. Installé dans l’ancien château de Mobutu, le Cercle n’accepte pas « l’épicier du coin », pour parler comme l’ancien bourgmestre d’
Ixelles, le noblion franco-belge Yves de Jonghe d’Ardoye, qui accueille à bras ouverts les gros rentiers immigrés sur « sa » commune. Comme Lofti Belhassine, ex-patron d’Air Liberté, qui habite avec sa famille un bel hôtel de maître au jardin du Roi, se présente comme « un entrepreneur exilé », un exil (doré) dû à « une fiscalité excessive devenant une véritable atteinte aux droits de l’homme ». Il a, depuis, enrichi notre paysage audiovisuel de sa Liberty TV, une chaîne spécialisée dans le tourisme et les voyages. Ou comme son amie, la pasionaria de ces exilés économiques, Anne-Marie Mitterand, petite-nièce de l’ancien président français François Mitterand, qui vomit les « trotskystes » de la France de Jospin – elle est partie depuis un moment – depuis sa villa de Bruxelles. « En France, c’est la lutte de classe permanente et c’est fatigant. En Belgique, au moins, on respecte la richesse ». Au point qu’un impôt sur les hauts revenus n’est au programme d’aucun parti politique. Les riches n’y ont donc d’autres soucis que le poids écrasant de leur richesse à gérer…
Notes:
- Arnaud Montebourg, « Johnny, un exil utile ? », Libération, mardi 2 janvier 2007 : . Voir aussi « Sarkozy lui aurait dit : Coco, t’as bien fait ! », Le Soir, 26 décembre 2006, p. 30. ↩
- « Paradis fiscaux et judiciaires : cessons le, scandale ! », brochure réalisée par la « Plate-forme paradis fiscaux et judiciaires », disponible sur le net. Pour ceux que la mine de godelureau en poète assassiné amuse encore, une analyse ironique d’une chanson de Florent Pagny par « Le Philotrope ». ↩
- Marco Van Hees, « La Belgique : ses frites, sa bière, ses refuges pour grosses fortunes », Solidaire, 01 février 2006 : , et «
Didier Reynders. L’homme qui parle à l’oreille des riches », Bruxelles, Aden, 2007, pp 76 sqq. Voir aussi « Les riches et les impôts, une histoire d’amour ? ». ↩ - « Belgique, terre d’asile », Un reportage de Pascale Pascariello et alii. Lectures recommandées : Anne-Catherine Wagner, « Les classes sociales dans la mondialisation », La Découverte, oct. 2007 ; Monique et Michel Pinçon-Charlot, « Sociologie de la bourgeoisie » (La Découverte, 2007) et « Les ghettos du Gotha » (Seuil, 2007) ; Denis Duclos, « Naissance de l’hyperbourgeoisie », Le Monde diplomatique, août 1998, pp16 et 17 . ↩
- A lire dans ce grand classique de la bibliothèque de l’honnête contribuable : Béatrix de l’Aulnoit et Philippe Alexandre, « Trop d’impôts tue l’emploi », Paris, Robert Laffont, 2005, qui reprend l’idée de l’économiste Arthur Laffer, dont la fameuse « courbe » a été démontée par Joseph Stieglitz dans son ouvrage « Quand le capitalisme perd la tête » (trad. fr. : Fayard, 2003). ↩