D’entrée de jeu, laissez-moi vous prier de poser un geste de haute utilité publique – si du moins vous êtes pour la défense de la libre expression -, à savoir de dépenser 2 petits euros pour acquérir, chez votre marchand de journaux le n°59 de l’outrecuidant journal el Batia moûrt soû (le Bateau ivre), la gazette de l’entre Haine et Trouille, de notre poteau Serge Poliart. En effet, les AMP (service de distribution de la presse) lui lancent un ultimatum : Si le journal ne se vend pas mieux, sa distribution sera amputée de 2.000 exemplaires ! Actuellement, 3.000 sont déposés dans les kiosques ; il n’y en aurait donc plus que 1.000 en vente en Belgique, comptez comme vous voulez. Cette façon d’envisager la rentabilité de la presse réduirait sérieusement la possibilité de trouver ce journal satirique qui ne recule pas devant la dénonciation des abus politico-financiers et autres gabegies belgicaines. À l’instigation de Siné (dont un dessin figure d’ailleurs à la une : un CRS à matraque hurlant cette question : Les Droits de l’homme, Kèksèksa ? ), le journal a été relooké pour apporter encore plus de punch à son engagement révolutionnaire et sa louable indépendance d’esprit. Dans ce numéro, on en apprend de gratinées sur le Franco Dragone (qui, ex Che Guevariste, ne jurant jadis que par le Situationnisme en plaidant pour une société égalitaire, animé par un désir de révolution sociale, débarrassée des rapports marchands et du pouvoir du fric, n’hésite pas, pour l’heure, à déclarer : Je suis pour la politique du profit obligatoire. Pour réussir, il faut tuer les autres. ) Un « Petit cours d’économie à l’usage des cons » fait le point sur la démagogie politique face à la nouvelle gare de Liège-Guillemins. Fanchon Daemers y ressuscite la tièsse di hoye Joseph Demoulin, dont la « Lettre ouverte à Napoléon III » ne laisse pas d’être bienvenue, surtout relue en ayant la Sarkozye en tête. Etc, etc. Et puis l’iconographie du Batia est 100% « rentre-dedans »… Si ça vous gonfle de vous rendre jusqu’au coin de la rue, vous pouvez aussi vous abonner au compte 270-0144792-24. L’abonnement normal : 10 euros ; pour 50 euros vous recevrez en plus une gravure originale ; pour 75 euros vous deviendrez mécène, voire souteneur et tous vos désirs seront exhaussés (sic). Avec un ordre permanent mensuel de 2,25 euros, vous bénéficierez en plus de nos indulgences plénières. Simple question, avant de passer à autre chose : En vertu de quel pouvoir les AMP feraient-elles la Loi ? ( Ici, on se souvient qu’il y a quelques années notre cher C4 fut diffusé par la Poste avec une semaine de retard, pour le motif qu’on y invitait à participer à une manif contre le Centre fermé de Vottem, proposition considérée comme un « appel à la désobéissance civile » ! )
Si vous avez gagné au Loto, dépensez donc 80 euros pour vous munir de l’Encyclopédie mondiale des Arts de la Marionnette, publiée par l’Unima (Union internationale de la marionnette) aux éditions L’Entretemps (Domaine de la Feuillade – 264, rue du capitaine Pierre Pontal – F 34000 Montpellier). Cet ouvrage pour le moins monumental (4 kilos et demi), dont les rédacteurs en chef sont Henryk JURKOWSKI & Thieri FOULC, mit à contribution une pléiade de spécialistes et constitue la somme la plus impressionnante jamais parue sur le sujet. C’est notre ami Jacques ANCION qui rédigea les articles consacrés à la Belgique, à la Tentation de Saint Antoine et – ça tombait sous le sens – sur Al Botroûle, son merveilleux théâtre de la rue Hocheporte. Si vous n’avez pas gagné au Loto, il vous est toujours loisible de demander au Père Noël qu’il dépose dans vos petits souliers ce livre indispensable… Trois raisons de faire, pour suivre, un max de pub pour les éditions Callioppées de Sylvie Tournadre (80, avenue Jean Jaurès – F 92140 Clamart). D’abord, parce qu’elles publient un recueil de nouvelles du Liégeois Patrick LEDENT, Joli coup, 17 histoires assez décalées,
d’un humour souvent noir. « Sous la légèreté et la quotidienneté, c’est d’une plume mordante que ce recueil s’attaque à quelques petites angoisses comme le cancer, le chômage, la guerre, l’argent ou son absence, l’économie, l’éducation, la violence ou la difficulté des relations humaines. Dans l’invective ou la jubilation verbale, l’auteur s’inscrit à la suite des humoristes qui, depuis Swift, dénoncent les plaies du monde moderne avec savoir-dire et élégance. » Ce qui est surtout plaisant c’est que les personnages font partie des gens que l’on rencontre à peu près tous les jours (voisin, facteur, guichetier de banque, caissière de grande surface, etc. ) mais qui basculent dans un monde décalé grâce au sens affûté de la dérision de cet écrivain qui maîtrise parfaitement l’art de la chute. André Blavier, dont il fut l’ami, aurait, sans nul doute, été très fier de lui. Ces mêmes éditions, Callioppées donc – entrez-vous ce nom dans les oneilles – publient aussi, deux fois par an, une revue d’études apollinariennes, tout simplement baptisée Apollinaire, qui en est à son numéro 5. C’est pointu, scientifiquement correct et fort utile à qui s’intéresse réellement au Guillaume. On s’abonne pour 35 euros + 8,80 de frais de port. Enfin, saluons la merveille éditoriale qui vient juste de paraître aux mêmes éditions (Callioppées – la répétition est l’une des mamelles de l’enseignement), le véritable « chef-d’œuvre » de Claude DEBON, Calligrammes dans tous ses états. Cette édition critique du recueil d’Apollinaire a véritablement tout pour séduire. Elle donne à voir toutes les étapes de la naissance du second grand recueil poétique du de Kostrowitsky, publié en 1918, l’année de sa mort. TOUT y est reproduit – soit près de quatre cents manuscrits et documents (brouillons, épreuves corrigées, etc. ) – afin que nous puissions suivre comme pas à pas l’élaboration épique d’un livre concocté, petit à petit, pendant la Grande Guerre. Apollinaire inventa, comme l’on sait, le mot « surréaliste » mais aussi le mot « calligramme » pour désigner ces poèmes formels s’offrant simultanément à la lecture et à la contemplation. C’est d’une modernité absolue et l’on aurait tort de laisser ces textes dans l’ombre d’Alcools. Les commentaires critiques sont admirables, à tel point que désormais nul ne pourra plus aborder cette œuvre majeure de la poésie du XXème siècle sans avoir potassé cet ouvrage de fond en comble.
Un quatuor de petites joyeusetés pour servir d’intermède. Georgie DE SAINT-MAUR (7, Place Émile Dupont 4000 Liège) nous offre ses fort jubilatoires Curiœsités, un « essai de littérature comparée » dans lequel se succèdent des biographies hilarantes d’auteurs inconnus (et pour cause car tous inventés par le facétieux bonhomme), répondant à des noms bouffons tels Georges Moustachier, Noël Potée, Henri Jaunet, Louis Bonnuit, Paul Chinel, Clément Joufflu, Marcel Torché, René Dupot, Walter Copette, Anna & Otto Cukelekuc, Jean-Jacques Marteau, Horace Plaisir, André Clapet, Guy Groglilglaingrle, Maurice de Saint-Gland ou Jules Van de Van. On ajoutera avec plaisir cet opuscule sur le rayon consacré aux bibliothèques imaginaires. Joe RYCZKO (2, Impasse des Hortensias F 33500 Libourne) y va de son Solo de marteau pour des clous, dans la collection les Friches de l’Art. Exemples : Il est plus facile de remuer le Ciel que la Terre. – L’Amour est un long fleuve tranquille de 4.400 kilomètres. – Curieusement, celui qui se fait tirer l’oreille, traîne des pieds. – Quand l’aveugle court au plus pressé, il dépasse les borgnes. Quant à Pierre TRÉFOIS, avec ses dissonances et (auto)railleries assénées dans Du Chaos provisoirement établi, chez Gros Textes (Cave de Fontfourane – F 05380 Châteauroux-les-Alpes), il nous fait penser plus avant : Les nuages : moutons pensant, pensifs, qui se comptent entre eux, à haute voix, pour tenir les étoiles éveillées… – Les escargots défunts lèguent leur coquille aux limaces SDF. – Les parallèles ne se croisent jamais, sauf quand
ça les démange entre les guibolles. – Après s’en être pris à l’impérialisme des couvercles, le Front de Libération des Rollmops poursuit sa traque des pisse-vinaigre. Enfin, une vraie merveille que sont ces Atrocités d’Arthur Trompette et Scaphandrier, poèmes inédits de Michel THYRION, illustrés par Claude GALAND, qui paraissent aux éditions Une passerelle en papier (11, avenue des Taillis 1170 Bruxelles). « Où le premier fait l’économie de la phrase, l’autre abonde par le trait et, l’on ne s’étonnera pas de rencontrer au gré des pages violons et contrebasses pour un véritable duo en roue libre, tout un livre d’images à lire et de mots à regarder », comme l’écrit si bien Xavier Canonne sur la Prière d’insérer.
J’ai reçu (et lu) avec plaisir les Aventures de Percival, un « conte phylogénétique » de Pierre SENGES, illustré par Nicolas DE CRÉCY, paru chez Dis Voir (1, Cité Riverin – F 75010 Paris), dans la collection Contes illustrés pour adultes. « Ce livre s’inspire des travaux de Dominique Lestel, philosophe-ethnologue, et d’Alain Richert, paysagiste-botaniste. Il tient compte (à sa guise) des plus récentes spéculations en matière d’éthologie, et détourne l’usage de l’éthogramme (description de comportements) afin de trouver d’autres façons de raconter les fables. » Bref, il est improbable qu’un singe assis devant un clavier compose, par extraordinaire, une comédie de Shakespeare. Mais si ce chimpanzé était doté d’un véritable cortex et d’une conscience non moins authentique, que se passerait-il ? Samuel McIntosh, « jardinier, mathématicien, docteur en Probabilités & Comportement animal » se livre à cette expérience inédite. Percival, singe dactylographe, « va-t-il pianoter en aveugle ou bien dévoyer le hasard en laissant s’exprimer son génie ? Va-t-il obéir à son destin d’animal métaphorique ou bien prendre un malin plaisir à tromper les prévisions des éthologues ? » Ne comptez pas sur moi pour répondre à ces questions ; plongez-vous plutôt dans cet ouvrage, en sachant qu’il existe plusieurs versions de la même fable et que celles-ci ne concordent pas toujours… Reçu et lu aussi, avec un égal plaisir, le Chagrin de Marie-Louise, des nouvelles de Leïla HOUARI publiées par l’Harmattan (5-7, rue de l’École polytechnique – F 75005 Paris). D’origine marocaine et Belge d’adoption, Leïla, quoique vivant désormais à Paris, dédicace son bouquin à son père et à « Belgica », référence à son parcours dans notre pays qui est devenu le sien. Bruxelles sert donc de toile de fond à ces histoires courtes qui parlent, non sans affection, d’une « humanité urbaine » à la dérive, mais les chiens ne sont pas absents pour autant. C’est tendre, direct, ça ne perd pas son temps en vaines digressions, on s’en délecte comme des friandises douces-amères. Des nouvelles encore, dix écrites par Guy GOFFETTE dans Presqu’elles (Gallimard, Récits), qui ne traitent que de nos « compagnes ». Il en est des femmes comme des îles : on ne les aborde jamais aussi facilement qu’en rêve. À marée haute, protégées par les embruns, elles se rient de nos tentatives, jouent les dévotes ou les catins dans les salons, les cuisines ou les trains de nuit. À marée basse, elles vous détournent comme rien un écrivain de sa phrase, un voyeur de sa fenêtre, un collégien de ses devoirs. Insaisissables, on ne les touche qu’en fermant les yeux. Elles sont toujours l’ombre qui fait trébucher nos pas, la lumière qui confond nos routes. Celle intitulée Tacatam Blues m’a particulièrement plu. Paul FOURNEL avec ses Courbatures (au Seuil) traite quant à lui des lendemains (douloureux) de nos gloires (éphémères). « On se regarde, on se fait voir. On brille, on brûle et on s’éteint. Vedette d’un instant, champion d’un jour, le pêcheur d’esturgeon, la mariée napolitaine, le quaterback et le rocker, le lanceur de couteaux, la trapéziste, l’amoureux transi, la boulangère passent tour à tour dans la lumière et doivent en payer le prix. Après les strass, viennent les bleus, les courbatures. »
Conseil ultime : ne ratez pas le merveilleux Rien dans les poches de Madame Lou Reed (la surdouée Laurie ANDERSON, quoi ! ), qui sort chez Dis Voir (cf. supra pour l’adresse), dans la collection ZagZig, accompagné de 2 CD. Cette espèce de « journal » sonore, assorti de courts textes et de documents visuels, est bien séduisant et novateur. Je vous l’aurai dit… À l’instant, suite à la catastrophe en Indonésie, une rescapée témoigne au J.T. : « J’ai identifié le corps de mon mari. Il me reste maintenant à identifier d’autres membres de la famille. » Aussi bien, aurait-elle pu dire : « J’ai identifié le membre de mon mari. Il me reste maintenant à identifier d’autres corps de la famille. » Humour noir, quand tu nous tiens ! Il ne faut jamais ternir sa mauvaise réputation, aurait dit Chavée.