Intervenants : Claire Blatch : artiste pluridisciplinaire. Michel Debrulle : asbl Collectif du Lion, à l’initiative de l’événement « Un éléphant dans la ville ». Claude Fafchamps : producteur, Cie « Arsenic ». Laurence Jenard : asbl « Recyclart ». Stéphane Noirhomme : zoologiste, guide-nature, animateur du projet « Un éléphant dans la ville ». Roland Vanderhoeven : Directeur-coordinateur du ressort bruxellois de l’Inspection de la culture. Marianne Van Leeuw: Editions du souffle. Pascal Verhulst : asbl « Orbitale », qui assure la coordination des différentes asbl cohabitant dans un même espace, « Le Vecteur », à Charleroi. Michel Antaki : directeur « D’une certaine gaieté » asbl, modérateur
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Le pluridisciplinaire (ou « pluri »), concept en vogue depuis quelques années dans les sphères culturelles et artistiques, exprime une nécessité de dépasser un cloisonnement entre les pratiques artistiques hérité d’une classification des Beaux-Arts datant du 18ème siècle.
« Un éléphant dans la ville », qui se définit comme un événement pluridisciplinaire, impose, tel un éléphant dans un magasin de porcelaine, un état des lieux : que reste-t-il de ces classifications obsolètes?
Il suscite aussi un vrai questionnement, auquel nous avons, dans la publication, soumis toute une série d’acteurs impliqués à divers niveaux du projet. Qu’est-ce que le pluridisciplinaire ? Dans ce champ en pleine mutation, qu’advient-il de l’artiste en tant qu’individu? L’acte de création doit-il être mono ou pluridisciplinaire ? Au service de qui ou de quoi cette création est-elle adressée ? Comment les notions de projet socioculturel, de réseau associatif, de thématiques sociétales, d’éducation permanente, renontrent-elles les disciplines artistiques ? Quels processus et quelles pratiques les protagonistes doivent-ils inventer pour que la résonance de l’événement, sans être cacophonique, donne une place à chacun ?
Dans la publication (disponible sur demande par tél 04/222 12 46 ou par mail info at certaine-gaite.org), les acteurs, ceux d’ « Un éléphant dans la ville », ont renvoyé leur propre regard. Des regards croisés, parfois contrastés, souvent complémentaires.
La table-ronde, en confrontant représentant institutionnel, acteurs du milieu associatif, artistes… a permis d’alimenter la réflexion et le questionnement sur un concept qui, en définitive, au bout d’une heure et demie de débat, n’a pas vraiment pu être défini.
Un peu d’histoire…
Lorsque Michel Antaki, modérateur de la table-ronde, introduit la notion de pluridisciplinairité en soulignant le fait que la structure du secteur culture de la Communauté Française s’inscrit dans le prolongement direct d’une conception des Beaux-Arts datant du 18ème siècle, Roland Van der Hoeven, inspecteur à la CFWB, souscrit pleinement. « C’est tout à fait ça. L’organigramme de la culture au sein de la Communauté française est effectivement calqué sur une vision héritée du classicisme, avec autant de secteurs que sont les arts plastiques, les arts de la scène, la promotion des lettres… » Pour comprendre un peu mieux l’émergence des questionnements sur le décloisonnement et la dé-sectorisation, il faut se rappeler qu’avant 2004 et l’arrivée de Fadila Laanan à la culture, les compétences relatives à celle-ci étaient le fait de deux Ministres différents (Rudy Demotte puis Christian Dupont furent ministres de la Culture, tandis que le poste de Ministre des Arts et des Lettres revenait à Richard Miller, puis Daniel Ducarme, et enfin Olivier Chastel. Cette répartition de compétences entre deux ministres, qui plus est de tendances politiques différentes, rendait plus difficile encore une appréhension transversale des matières culturelles. Le Cabinet Laanan, dès le début de la législature, lance un grand projet de redéfinition des politiques culturelles : les Etats généraux de la culture. Ce projet aboutit à la définition, en
novembre 2005, des « Priorités Culture », parmi lesquels figure la transversalité comme principe d’action conseillé pour la réorientation de la politique culturelle.
Dans les « Priorités Culture », les budgets supplémentaires prévus relatifs à la section « Promouvoir les projets intersectoriels » s’élèvent à 955.000 euros en 2006. Une somme importante, alors que le point « Promouvoir les projets intersectoriels » est somme toute peu développé. Ce paradoxe souligne la difficulté de traitement des projets transversaux. La proposition essentielle, outre le budget, consiste à mettre en place une « commission pluridisciplinaire expérimentale d’avis. Le plus curieux, c’est qu’aucun critère n’est défini. La seule indication concernant la nature des projets intersectoriels ou transversaux est qu’ils doivent être « porteurs d’innovation ».
Dès le départ, l’absence de critères clairs est évidente, et justifie le caractère expérimental de cette commission. Celle-ci s’est donnée pour objectifs d’examiner les projets de création associant plusieurs disciplines ou concernant plusieurs secteurs. Elle devient alors un « lieu de coordination des analyses et positions sectorielles, ainsi qu’un espace où puissent être pris en compte les dossiers inclassables ».
Nouvelles visions, nouvelles pratiques ?
Pour Michel Debrulle, dont l’asbl « Collectif du Lion» est à l’initiative de l’événement « Un éléphant dans la ville », le pluridisciplinaire —tel qu’il se décline à travers ce projet précis — induit un travail de collaboration entre des disciplines, des secteurs, des personnes, qui n’ont pas nécessairement l’habitude de se croiser, encore moins de fonctionner ensemble. « Nous avons parfois dû faire face à des querelles de chapelle, des incompréhensions, voire des incompatibilités de points de vue », rapporte-t-il. Ici, le ciment censé assurer une cohérence et une transversalité du projet se situe dans une thématique à laquelle devaient adhérer les acteurs du projet. Une thématique travaillée avec l’ensemble des protagonistes sur le même modèle méthodologique : une animation assurée par Stéphane Noirhomme, zoologiste et guide-nature, autour de le symbolique et des représentations de l’éléphant. Cette incursion de la zoologie dans un projet sociocuturel n’est pas innocente : elle dénote une vision du pluridisciplinaire qui tend à faire exploser les frontières entre des champs que beaucoup considèrent encore comme imperméables les uns aux autres, comme la science et la culture, par exemple. Une vision qui tient compte de « la complexité croissante du monde », et de la nécessité, dès lors, d’ « élargir l’angle de vue », « de combiner les approches », à travers des processus et des pratiques qu’il s’agit, dès lors, d’inventer.
Des projets « pluri »
Pour Pascal Verhulst, de l’asbl « Orbitale », qui gère le lieu pluridisciplinaire « Le Vecteur » à Charleroi, « beaucoup de choses existent, et la Commission pluri est une initiative positive, mais il y a une très mauvaise information. Les acteurs culturels ne sont absolument pas au courant des possibilités qui existent, au sein de la CFWB, pour accueillir leurs projets. Il faudrait réellement repenser la communication entre les services des divers secteurs, pluri compris, et les acteurs de terrain ». Il y a aussi, selon lui, « un réel manque de travail en réseau. Les opérateurs travaillent chacun dans leur coin, éventuellement en faisant du pluri, mais ne mettent pas leurs pratiques et leurs démarches en commun. Au Vecteur, nous sommes en demande de ce type de mise en réseau. »
Recyclart est, comme l’explique Laurence Jenart « un laboratoire artistique, un lieu de création, un centre de formation pour chercheurs d’emploi, de confrontation et de diffusion culturelles, un acteur de l’espace public urbain, un lieu de rencontres et d’expérimentations. »
Un tout constitué de parties qui participent d’une dynamique commune, et dont la gare Bruxelles-Chapelle est le point de départ. C’est aussi un lien entre le centre de la
métropole et les zones d’habitations populaires du centre-ville.
Recyclart puise son inspiration dans une réalité quotidienne bruxelloise qui se nourrit de nombreuses cultures et de différentes communautés linguistiques. Ici, la notion de “pluri” s’inscrit non seulement dans le foisonnement des disciplines et des secteurs qui caractérisent le projet, mais aussi dans la diversité des cultures et des commnautés.
De l’artiste…
Claire Blach est comédienne, metteuse en scène, et fait aussi de la musique expérimentale. De « Chez Lulu », un lieu alternatif liégeois où elle proposait des concerts underground, à « Cour des Miracles 2047 », l’asbl qu’elle a créée dans le cadre de la création d’un spectacle pluridisciplinaire (« Vos désirs sont désordre »), son parcours est celui de 20 ans de bénévolat. « Au Ministère, on m’a baladée entre les Arts de la Scène, les musiques non-classiques, puis finalement le pluri, en me demandant des tas de dossiers, et en me donnant toujours cette impression de ne pas être dans la bonne case. Le travail administratif occasionné est énorme, et demande beaucoup de temps et d’énergie. C’est notamment pour ça que j’ai créé l’asbl « Cour des Miracles 2047 », en pensant qu’un cadre comme celui-là permettrait d’aboutir plus facilement, et avec l’espoir de pouvoir être un minimum rémunérée pour le travail que je faisais. Mais ce fut loin d’être le cas. Aujourd’hui, je continue à galérer, et à devoir faire parfois plus d’administratif que d’artistique. »
L’existence d’un secteur pluri sera-t-il à terme un espace où accueillir les projets de personnes comme Claire Blach, en leur donnant, enfin, une reconnaissance, et des moyens de vivre dignement? Ou ce secteur là sera-t-il, lui aussi, soumis à une politique de professionnalisation et de rationalisation telle que seules les grosses structures, les grands événements, y auront une place?
…à l’animateur culturel
Le parcours de Michel Debrulle, en ce sens, ressemble un peu à celui de Claire. A la différence que son asbl, « Collectif du Lion », est désormais reconnue par la Communauté Française, et que l’événement pluridisciplinaire « Un éléphant dans la Ville » dont il est à l’initiative a bénéficié de subventions relativement conséquentes. Mais au départ, Michel Debrulle est un musicien. Aujourd’hui encore, il est batteur dans différentes formations de jazz, et donne régulièrement des concerts. C’est d’ailleurs pour promouvoir les productions musicales de ces formations qu’il a créé, au départ, le Collectif du Lion. Comme Claire Blach, il s’est retrouvé assez vite à devoir gérer un tas de démarches administratives, sans rien gagner en retour. C’est ainsi que, peu à peu, il a glissé vers le socioculturel. « Mais être animateur socioculturel, au départ, ça n’avait rien d’une vocation. Si j’avais pu vivre de la musique, ça ne m’aurait peut-être même pas effleuré. C’est en bossant pour promouvoir ma musique que j’ai commencé à fréquenter le milieu socioculturel, à en comprendre les enjeux, et finalement à me rendre compte qu’en construisant du socioculturel et du pluridisciplinaire et en y intégrant mon activité de musicien, ce serait peut-être plus porteur, et que les possibilités seraient sans doute meilleures. »
Le pluridisciplinaire serait-il donc aussi une sorte de passerelle pour les artistes? Un moyen de pratiquer son activité artistique à l’intérieur d’initiatives plus vastes combinant art et société? Le pluridisciplinaire serait-il finalement un indice du fait que le socioculturel est aujourd’hui mieux encadré, mieux soutenu, mieux promu que l’artistique?
Publics or not publics?
La problématique des publics est celle de tous les secteurs. Qu’en est-il quand les secteurs se mêlent? Le pluridisciplinaire est-il caractérisé par un mélange des publics? Les publics parviennent-ils réellement à se mélanger? Est-ce d’ailleurs en soi un objectif des initiatives et des projets pluridisciplinaires? Le fait de proposer différentes disciplines dans un même espace-temps, ou de combiner
des approches relevant de différents secteurs, ne brouille-t-il pas encore davantage les cartes en termes de « publics visés »? Comment assurer une promotion censée toucher plusieurs publics spécifiques? Le pluridisciplinaire est-il tout public? A-t-il un public particulier? Autant de questions dont les réponses restent à formuler, mais qui mériteraient de faire l’objet d’un relevé de données concrètes, à partir desquelles réfléchir et, si possible, interpréter.
De façon générale, on trouve d’ailleurs peu de matière, peu de littérature, sur le pluridisciplinaire. Désintérêt? Manque de recul? Ou, à nouveau, difficultés à cerner le phénomène, voire à l’identifier? Le pluridisciplinaire n’intéresserait-il finalement que les opérateurs culturels qui ont des comptes à rendre à la Commission? Gageons que non, et espérons, d’ici quelques années, pouvoir bénéficier d’analyses et de réflexions construites sur base de l’observation des pratiques et des processus de ce nouveau secteur «transgenre ». Les opérateurs culturels sont peut-être les mieux placés pour dynamiser cette observation, voire la susciter, mais l’administration et des services de la Communauté Française ont aussi un rôle à jouer, ne fût-ce que d’y mettre les moyens nécessaires.
Le pluri, une pratique de « djeuns » ?
Le pluri serait-il un phénomène dans l’air du temps? Une approche en phase avec le monde d’aujourd’hui, complexe et chaotique? En phase aussi avec le développement des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication)? Un développement qui a permis – et permet toujours – à des tas de jeunes gens, dans leur chambre d’ado ou leur appart’, de faire de la musique et de la vidéo sur leur ordi, d’en assurer le montage, puis, naturellement, d’organiser un événement où on danse sur de la musique électronique avec en fond des projections vidéo? C’est en tout cas ce que semble penser une personne du public: « Le pluri, c’est quelque chose d’inné pour les nouvelles générations. Avec l’évolution des technologies, le multimédia, tout ça, ils font du pluri sans même en avoir conscience. Je pense aussi aux taggeurs qui font du rap, par exemple. Eux aussi font du pluri, mais ils sont dans la pratique.Ils n’ont pas besoin de se penser en praticiens du pluri tant qu’ils n’ont pas des demandes de subvnetions à faire, ou des rapports d’activité à rédiger. »
Vers une définition ?
« Mais, en définitive, c’est quoi le pluri ? » insiste le modérateur. Et force est de reconnaître qu’après plus d’une heure de discussion, aucune définition n’a véritablement émergé. « Nous mêmes, au Ministère, sommes bien en peine de définir le pluridisciplinaire en termes de critères clairs » confie Roland Van der Hoeven. Juxtaposition de diverses disciplines dans un même espace-temps ? Point d’intersection d’enjeux sectoriels distincts ? Refouloir des initiatives hors-normes ? Refuge des expulsés du décret 2003, ceux qui ont une approche d’éducation permanente, mais ne rentrent pas dans les cases « ad hoc » d’un secteur en pleine professionnalisation ? Zone de transit des inclassables et inclassés, en attendant mieux ? Fourre-tout des compensations ?
Un peu tout ça à la fois ?
Mais le définir clairement, le doter de critères stricts et précis, ne serait-ce pas à nouveau recloisonner, là où le pluridisciplinaire devait justement être un creuset pour les projets inclassables, transversaux? Ceux qui mêlent et combinent disciplines, secteurs, genres, passant allègrement au-delà des lignes habituelles de démarcation…
Si le pluridisciplinaire devenait, lui aussi, un « secteur» en soi, où l’on ne pourrait entrer qu’en fonction de caractéristiques établies, où iraient les initiatives qui transgressent les cloisonnements?