Dans une société où chacun est sans cesse exhorté à se dépasser (et à dépasser les autres), la performance sexuelle est devenue un but en soi. L’intimité du couple s’en trouve considérablement altérée au profit de la prouesse sportive: l’homme/la femme devient son/sa propre spectateur-trice. Au lieu de se laisser aller à la rencontre de sa (son) partenaire, il adopte une sexualité narcissique. Pour Elisabeth Weissman, auteur de « La nouvelle guerre du sexe » (Stock, 2008), « le libéralisme économique a fait main basse sur notre sexualité. Sacrifiant notre libido sur l’autel de la flexibilité et de la précarité, il fait de notre capacité à aimer un loisir comme un autre (…) Le nouvel ordre sexuel est devenu un management qui reprend tous les paradigmes de l’économie de marché: performance, rendement, productivité, optimisation des résultats, instrumentalisation ».
La supposée « libération sexuelle » dont a accouché la révolution du même nom à la fin des années 60 a cédé la place à ce qu’il conviendrait d’appeler une « dictature du plaisir » : il faut jouir, toujours plus, toujours plus fort. Cette libér(alis)ation des mœurs, qui autorise à dévoiler au grand jour ses exploits sexuels, fait craindre aux amants de ne pas se montrer à la hauteur, a fortiori à une époque où les rencontres sexuelles sont plus nombreuses qu’auparavant, tant chez les femmes que chez les hommes. Se plaçant aujourd’hui davantage en consommateurs de sexe qu’en amants, ceux-ci ont tout loisir d’évaluer leurs conquêtes et d’établir des comparaisons. On entre alors dans une logique de compétition: il s’agit de ne pas décevoir, de devenir cette bête de sexe qui fera passer le (la) précédent(e) – et les suivant(e)s – pour un(e) minable, un mauvais coup.
Le sexe est donc devenu affaire de gagnants. Il importe d’accumuler des orgasmes toujours plus nombreux, des rapports toujours plus fréquents, des érections toujours plus vigoureuses, des pratiques toujours plus variées. Gloire aux champion(ne)s du sexe, sur le carreau les bandeurs mous, les éjaculateurs précoces, les petites bites, les peine-à-jouir et autres infirmes du sexe. Ceux-là iront grossir les rangs de ces nouveaux patients qui font la fortune des sexothérapeutes souvent auto-proclamés. Eux aussi sont de plus en plus nombreux à coacher et offrir leurs précieux conseils dans les colonnes des pages «sexo» des magazines ou sur les sites internet, dont la vocation est de venir en aide à toutes ces victimes de dysfonctions, de défaillances, de pannes et autres ratages. «Augmentez (améliorez / optimisez / maximisez) vos performances sexuelles »: l’usage de l’impératif souligne assez la nature injonctive du prétendu conseil.
Rappelons que dans la majorité des cas, la cause première de l’impuissance, c’est le stress. Or, le culte de la performance sexuelle constitue une source d’angoisse, d’autant plus fortement ressentie qu’elle répond à la promotion de nouveaux standards sexuels. Ce qui est valorisé aujourd’hui, dans nos sociétés hédonistes, c’est le plaisir. Autrefois, l’étalon de la norme sexuelle était l’orgasme de l’homme. De nos jours, le standard est l’orgasme féminin («Alors, heureuse?»). Il existe à l’heure actuelle une réelle injonction pour les femmes d’obtenir au moins un orgasme durant le rapport. Et pour les hommes, il s’agit de « (se re)tenir» suffisamment longtemps pour permettre à sa partenaire d’atteindre l’orgasme suce-mentionné. Dès lors, tous ceux qui ne correspondent pas à ces nouveaux standards sont «pathologisés», et leurs soi-disant troubles sexuels médiatisés. N’est-il pas amusant de constater que l’origine de l’angoisse est souvent imputée à une dysfonction sexuelle, quand celle-ci résulte et se nourrit précisément de la peur de ne pas être assez performant?
L’homme n’est donc plus le seul à subir cette tyrannie de la performance. Autrefois liée à un savoir-faire plutôt masculin, l’angoisse de la performance est aujourd’hui partagée par les deux sexes. Quand les magazines titrent sur la polyorgasmie
de la femme, celle qui n’obtient pas plusieurs orgasmes se ressent alors comme malade. Par ailleurs, le culte du corps célébré par ces mêmes magazines, et dans la pub en général, constitue un autre facteur anxiogène au moment de la rencontre intime, si l’on estime que seuls les corps jeunes, fermes, minces, bronzés et à forte poitrine sont désirables.
L’industrie moderne du X n’est pas pour rien dans la promotion de ces nouveaux standards. Le porno de papa a vécu. Aujourd’hui, l’industrie du X, en investissant la sphère virtuelle, met le cul à portée de clic. Visionnable (et visionné) par des millions d’internautes de tout âge, le X gratuit et librement distribué induit de nouveaux comportements et fixe de nouvelles normes. Pour exemple, la récente dictature du glabre. Popularisée par les actrices porno au début des années 90, et bientôt largement relayée par la publicité, l’épilation intégrale du pubis féminin s’est généralisée. Aujourd’hui, le poil n’est plus seulement inesthétique, il serait également anti-hygiénique. Cette chasse au poil est maintenant aussi pratiquée par les hommes, qui se plient aux diktats de la mode métrosexuelle. De la même manière, la sexualité du net fait la part belle aux pratiques extrêmes (SM, gang bang, fist fucking, j’empale et des meilleures…) et nourrit la confusion entre une sexualité épanouie et une sexualité compulsive et transgressive. La surenchère y fait loi: John Holmes et Long Dong Silver, gloires passées du X(XL), montés comme des ânes, ont fait des émule(t)s: les hardeurs d’aujourd’hui sont dotés d’attributs surdimensionnés qui fileraient des complexes à un cheval. Sex for membrés only. La sexualité des femmes y est masculinisée: éjaculations faciales, doubles pénétrations, gang bang sont avant tout des fantasmes masculins, mais le spectateur mâle croit y voir la matérialisation de fantasmes féminins (« Tu aimes ça, hein?»). Les femmes y sont dépeintes en salopes affamées de sexe et jamais rassasiées. Pour de nombreux jeunes dont l’apprentissage sexuel se fait d’abord sur le net, ces pratiques apparaissent comme la norme.
La sexualité d’aujourd’hui, formatée et optimisée au nom d’une soi-disant émancipation, répond à une logique marchande qui « place les individus en situation de consommateur et de consommé, de client et de marchandise » (E. Weissman). Et si la véritable émancipation, aujourd’hui, c’était de rendre son sens et son essence à la sexualité : le désir et la découverte de l’autre, la rencontre des corps débarrassée de l’obsession du record? Car, comme le rappelait le golfeur Jimmy Demaret, «le golf et le sexe sont les deux seules activités que l’on peut apprécier tout en étant médiocre».